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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Pourquoi la démocratisation de l’information est un recul démocratique

Le coût marginal zéro de production et diffusion de contenus numériques permet que chacune des personnes présentes sur Internet puisse s’adresser librement et gratuitement à toutes les autres personnes présentes sur Internet. Il s’agit de la plus grande démocratisation informationnelle de l’histoire humaine.

L’une des conséquences de ce phénomène est la fin du monopole des grands médias d’information, quel que soit leur support (papier, radio, télévision…).

Considérons l’exemple de la presse écrite. Elle bénéficiait d’un double monopole géographique sur l’attention de ses lecteurs et la publicité de ses annonceurs : les premiers achetaient (ou s’abonnaient) à des journaux pour y trouver un ensemble de contenus (de l’actualité aux annonces immobilières en passant par les mots croisés) et les seconds y diffusaient des publicités touchant une audience très large. La presse écrite produisait des contenus destinés à séduire le plus grand nombre de lecteurs possible, ce qui répondait à la logique de son modèle économique et aux objectifs marketing de ses annonceurs.

Son monopole reposait sur ses moyens de production (impression) et diffusion (livraison aux kiosques et domiciles des abonnés). La révolution numérique y mit un terme : les internautes peuvent s’abreuver à un nombre infini de sources de contenus et les annonceurs diffuser leurs campagnes sur un nombre tout aussi infini d’espaces publicitaires à l’échelle mondiale. Cette double infinité permet aux médias et marques de cibler leurs audiences directement et quasi individuellement, ce qui a donné naissance au double phénomène conjoint des médias de niche et des entreprises D2C (direct-to-consumer). Il est aujourd’hui possible, sur Internet, de trouver une offre – de contenus et/ou commerciale – correspondant aux goûts les plus spécifiques.

D’un point de vue publicitaire, les grandes plates-formes numériques ne concurrencent pas seulement les organes de presse écrite en termes quantitatifs mais aussi sur le plan qualitatif : elles offrent aux annonceurs une capacité de ciblage sans précédent, qui repose sur les monceaux de données à leur disposition, lesquels sont hors d’atteinte des entreprises de presse écrite. En outre, certaines de ces plates-formes, au premier rang desquelles Amazon et Google, sont utilisées par les internautes dans un objectif précis (recherche d’une information sur un produit, une activité de loisir, un projet personnel…) valorisable à des fins marketing, ce qui n’est pas le cas des sites d’information. Les réseaux sociaux, pour leur part, ressemblent aux médias d’information dans l’absence d’intentionnalité des internautes à leur endroit. Mais ils permettent d’identifier précisément les centres d’intérêt des internautes pour les traduire en campagnes publicitaires.

Ce n’est pas donc tant Google ou Facebook qui tuent la presse écrite, comme on le lit trop souvent, que les nouveaux usages numériques des consommateurs et des marques qui mettent fin au double monopole dont elle profitait1.

Le cas de Google, qui est particulièrement attaqué par la presse écrite en raison de son service (Google News) de curation de ses contenus, est particulièrement intéressant à trois égards. En premier lieu, le groupe de Mountain View ne monétise pas Google News (le Groupe récolte seulement quelques revenus, mineurs à son échelle, procédant de recherches liées à des contenus d’actualité). En deuxième lieu, une partie significative des revenus de Google provient de PME qui n’avaient pas les moyens d’utiliser les journaux pour se faire connaître : la presse écrite n’est donc pas “flouée” par l’émergence de ce nouveau marché publicitaire. Last but not least, la surabondance des contenus accessibles sur Internet fait la valeur des services offerts par Google pour trouver les contenus numériques les plus pertinents. C’est pourquoi les organisations du monde entier sont prêtes à investir (notamment en SEO et SEM) pour que leurs contenus s’y détachent. A rebours du sens de l’Histoire, les entreprises de presse écrite exigent, elles, que Google les rémunère pour mettre leurs contenus en exergue.

Ces subventions déguisées – certains Etats obligeant Google à verser des subsides qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas prodiguer directement – ne font que retarder l’adaptation des entreprises de presse concernées aux marchés dans lesquels elles opèrent : elles prolongent la survie des acteurs qui se sont les moins bien adaptés et n’encouragent pas l’innovation médiatique. Au-delà de cette incongruité économique, cette démarche ne sert pas non plus un objectif démocratique : plutôt que d’être payés pour voir leurs contenus promus sur Google, les journaux devraient militer pour que les informations avérées qu’ils relatent y soient les plus visibles possible afin de réfuter les désinformations qui pullulent en ligne. Enfin, la dérive racoleuse des médias de service public (du moins en France) ne milite pas pour la sélection étatique des organes d’information autorisés à survivre.

(CC) Pixabay

Une autre conséquence majeure de la révolution numérique a trait au rôle que jouaient les médias d’information dans la délimitation des idées acceptables au sein d’une Société – la célèbre “fenêtre d’Overton”. C’est désormais chaque internaute qui contribue à cette forme de régulation naturelle du discours public. Or, aujourd’hui, l’opinion d’un ignorant peut avoir autant, voire davantage, d’influence sur le web social que l’expertise d’un prix Nobel2 : ce qui définit leurs rayonnements respectifs n’est pas leur pertinence mais leur viralité, fondée sur leur puissance émotionnelle. En effet, les algorithmes des réseaux sociaux ont été conçus afin de favoriser l’engagement des internautes et privilégient le sensationnalisme sur la raison dans cette optique de monétisation : plus de temps les citoyens-consommateurs passent sur ces plates-formes, plus de publicités peuvent leur être montrées.

La conséquence, en matière de débat public, est qu’il n’y a plus de consensus sur les faits les plus élémentaires. Alors que, à l’ère analogique, les médias étaient des repères pour les électeurs, ils sont devenus, à l’ère numérique, des repaires pour les manipulateurs. Ce phénomène est d’autant plus dangereux que le fonctionnement d’Internet (infinité de médias, contagion organique et algorithmique, rémunération des contenus les plus scandaleux…) donne une puissance inédite à une réalité connue de tous les propagandistes : plus un message est répété, même s’il est faux, plus il s’installe dans la conscience collective.

Dans ce contexte, la gratuité de l’information pose un problème paradoxal : alors qu’on aurait pu penser que la démocratisation de la consommation de l’information serait bénéfique pour nos Sociétés, elle va de pair avec la démocratisation de ses production et diffusion qui, elle, représente une menace vitale pour nos démocraties. Celles-ci auront-elles encore un avenir lorsque la vérité sera payante et le mensonge gratuit ?

Auparavant, l’information accessible gratuitement était relativement limitée – elle émanait par exemple de chaînes de radio et télévision financées par la publicité, l’Etat et/ou la redevance – mais très majoritairement fiable. Aujourd’hui, l’information disponible gratuitement est illimitée (cf. supra) mais très majoritairement frelatée. Il faut souvent payer des abonnements – à des médias ou, désormais aussi, à des journalistes sur des plates-formes telles que Substack3 – pour bénéficier d’une information de qualité, ce qui en interdit l’accès à un trop grand nombre de citoyens. En outre, les plates-formes numériques assèchent les sources d’information sérieuses et inondent les complotistes de ressources financières.

La responsabilité des médias d’information est donc plus grande que jamais : s’ils sont plus rentables lorsqu’ils s’adressent aux émotions des citoyens, ils sont plus profitables lorsqu’ils font appel à leur raison. Pour paraphraser Laurent Fabius4, entre la rentabilité et la profitabilité, il y a le journalisme. Ce sera son honneur de trouver une voie, de plus en plus étroite, entre la cupidité, indispensable à sa survie, et la responsabilité, indispensable à la nôtre.

1 Cela n’exonère évidemment pas les plates-formes numériques de leurs écrasantes responsabilités dans le dévoiement du débat public et la mise en danger de la démocratie, responsabilités dont je traite abondamment sur Superception et dans mon dernier livre en date, “Prêt-à-penser et post-vérité“.

2 Dans son livre “The Cult Of The Amateur” (paru en 2007), Andrew Keen alertait de manière presciente sur le fait que la révolution numérique allait non seulement démocratiser l’accès à l’information mais aussi et surtout remplacer le savoir des experts par celui de la foule.

3 A cet égard, il est d’ailleurs inquiétant que certains des auteurs qui gagnent le plus d’argent, outre-Atlantique, sur Substack soient des promoteurs de désinformations et théories conspirationnistes (e.g. Alex Berenson, Glenn Greenwald).

4Entre le plan et le marché, il y a le socialisme“, clama-t-il lors du Congrès de Metz du PS (1979), répondant aux orateurs qui prônaient les primautés respectives du plan et du marché. Ce fut une façon pour lui de repositionner François Mitterrand à l’épicentre du Congrès dont l’issue préfigurerait la principale candidature de gauche à l’élection présidentielle de 1981.

2 commentaires sur “Pourquoi la démocratisation de l’information est un recul démocratique”

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“Nous cherchions des armes non-violentes et j’ai soudain compris que la plus puissante était le flux d’informations” – Lee Felsenstein en 1964, ingénieur informatique, agitateur et visionnaire, concepteur du premier ordinateur portable. Source: Les Innovateurs Walter Isaacson – Editions JC Lattès

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