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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Le numérique est au tournant où se trouvait l’imprimerie en 1535

Le scandale Facebook/Cambridge Analytica pourrait représenter un moment décisif dans l’histoire des technologies numériques.

Résumons les faits pour prendre conscience de leur signification : en 2014, Aleksandr Kogan, professeur de Cambridge et entrepreneur à ses heures perdues (pas pour tout le monde), conçut une application (dans le cadre de sa société et non de son travail universitaire) et paya 270 000 membres de Facebook pour qu’ils y réalisent un test de personnalité et donnent leur accord afin que leurs données numériques fussent collectées, censément à des fins académiques. En réalité, l’application collecta aussi, sans leur accord, les données des amis des participants et, magie du graphe social de Facebook, disposa ainsi des informations numériques de 50 millions de ses membres. Ces données furent ensuite exploitées par la société Cambridge Analytica dans le cadre de son travail au service de la campagne présidentielle de Donald Trump pour cibler et influencer les électeurs américains.

Le plus alarmant, dans cette affaire, est que, comme dans le dossier de la manipulation de Facebook par des officines russes, Cambridge Analytica n’a pas piraté le réseau de Mark Zuckerberg mais l’a utilisé comme il devait l’être, cette fois en tirant parti de l’exploitation de nos données par des tiers. La seule règle que le professeur-entrepreneur a violée, aux dires de Facebook, concerne la transmission de données à une autre partie tierce. Mais il est impossible pour Facebook de faire appliquer cette règle ou de vérifier qu’elle est mise à exécution, sachant d’ailleurs que son comportement n’a pas toujours démontré qu’il le souhaitait. C’est donc le modèle opérationnel et économique de Facebook qui est de nouveau en cause. Incidemment, on peut se demander pourquoi le Groupe a mis plus de deux ans à informer le public de ce problème, alors même qu’il avait été alerté sur ce risque quatre ans plus tôt, et quelles autres transmissions indues de données sont connues de lui.

J’avais expliqué il y a quelques années sur Superception qu’une crise est d’autant plus dangereuse pour une entreprise qu’elle semble confirmer une perception négative du public à son égard. C’est assurément le cas pour Facebook avec cet épisode. Pourtant, lorsqu’il s’exprima le week-end dernier, dans quatre interviews exclusives avec respectivement CNN, Recode, The New York Times et Wired, Mark Zuckerberg limita ses annonces à des mesures qui ne risquent pas d’affecter le modèle opérationnel de son entreprise, dont le combustible est l’exploitation des données de ses utilisateurs1. Or les derniers jours ont montré que ce combustible est hautement inflammable.

Les prises de parole de Zuckerberg sont donc loin de répondre à toutes les questions que cette crise pose. Il faudra des mesures plus drastiques (explorer ici et ici quelques idées à ce sujet) pour montrer la résolution du Groupe. De fait, une entreprise qui a atteint une valorisation boursière de 500 milliards de dollars en raison de sa capacité à valoriser avec une précision chirurgicale nos données personnelles à des fins publicitaires ne peut pas prétendre qu’il ne sait pas les défendre contre vols et usurpations.

Mark Zuckerberg – (CC) CNN

Cette crise n’est pas une surprise totale : il y a cinq ans, presque jour pour jour, j’expliquais sur Superception dans l’article “Le rousseauisme technologique” que la notion de vie privée était morte en raison de l’évolution de nos pratiques numériques et que nous mettions ces dernières en oeuvre dans le cadre d’un contrat de confiance avec les grandes plates-formes numériques “fondé sur la conviction qu’elles n’utiliseront pas [nos] données à mauvais escient“. C’est la rupture ancienne, voire initiale, de ce contrat que le scandale Cambridge Analytica révèle au grand jour et, avec elle, le risque que représente Facebook pour la Société.

La perte de confiance dans le Groupe est telle aujourd’hui qu’elle s’exprime dans les déclarations de plusieurs de ses proches, une situation que n’avait pas même connu Uber au pire de sa crise éthique2Sean Parker, son premier Président, Roger McNamee, l’un de ses investisseurs initiaux, Chamath Palihapitiya, l’un de ses anciens dirigeants et Brian Acton, l’un des fondateurs de WhatsApp (acquis par Facebook en 2014 pour 19 milliards de dollars). Certes, on peut juger plusieurs de ses déclarations hypocrites. Mais leur concordance n’en reste pas moins significative.

Le sera tout autant la baisse de morale, générée par l’écart entre le discours sociétal de son fondateur et la réalité de son activité désormais exposée, que Facebook pourrait connaître en interne. Le doute qui va s’instiller au sein des équipes ne sera pas mortel mais il aura des conséquences non négligeables en matière de motivation dans une entreprise dont la passion des collaborateurs était un atout majeur. Ce phénomène pourrait même se traduire par une fuite, plus ou moins importante, de talents en partie sincères (ceux qui découvrent leur idéal trompé), en partie hypocrites (ceux qui n’étaient pas animés par cet idéal mais qui prennent conscience de la dégradation de la réputation de leur employeur et, par ricochet, de la leur).

En externe, le Groupe va certainement rencontrer des difficultés plus grandes que jamais à attirer des talents. Il opère à cet égard dans le marché le plus concurrentiel de la planète et a largement bénéficié jusqu’à présent de son statut avantageux face, par exemple, à Google et Uber. Facebook pourrait également se révéler moins attractif pour les prochaines start-ups cherchant acquéreur. Snapchat, qui s’est construit en opposition frontale à l’exploitation des données réalisée par son plus grand concurrent, pourrait en profiter s’il se développait suffisamment pour avoir les moyens symboliques et financiers de réaliser ces transactions.

En outre, comme dans toute crise médiatique de cette ampleur, les journalistes du monde entier vont désormais s’attacher à dénicher d’autres affaires de non-respect de la vie privée touchant Facebook. Deux dossiers gênants sont déjà sortis depuis la révélation du scandale Cambridge Analytica : la collection par le groupe de Mark Zuckerberg, jusqu’au mois d’octobre dernier, des coups de fil et SMS effectués par les utilisateurs de smartphones équipés du système d’exploitation Android de Google et la collection des données personnelles de leurs utilisateurs par les applications les plus innocentes hébergées sur Facebook, et ce sans qu’elles le veuillent.

Dans ce contexte, les pages de publicité diffusées par le Groupe dans un grand nombre de journaux – Sunday ExpressSunday MirrorThe Mail on SundayThe New York Times, The Observer (qu’il aurait menacé d’un procès il y a quelques jours avant qu’il ne publie des révélations sur Cambridge Analytica), The Sunday Telegraph, The Sunday TimesThe Wall Street Journal et The Washington Post – pour s’excuser ne changeront pas significativement le déficit croissant de confiance dont il pâtit : un sondage réalisé en fin de semaine dernière indique ainsi que seulement 41% des Américains lui font confiance pour respecter les lois prévalant en matière de respect de la vie privée.

Parallèlement, Facebook a déjà perdu près de 20% de sa valeur en Bourse. Autre signe de méfiance, sinon encore de défiance, les mesures prises par certains grands annonceurs, au premier rang desquels Procter & Gamble, pour réduire leurs investissements sur les principales plates-formes numériques en raison du placement de leurs publicités à côté de contenus dégradants et/ou de résultats moins performants et mesurables que promis. Dans ce domaine aussi, Facebook a d’ailleurs dû s’excuser plusieurs fois pour les informations trompeuses qu’il a transmises cette fois à ses clients.

Il faut dire que ce n’est pas la première fois, loin de là, que Mark Zuckerberg est pris en flagrant délit de duplicité, voire de mensonge, sur les pratiques de son groupe. Pour ne prendre que l’exemple le plus conséquent, il avait également dû s’excuser au mois de septembre dernier pour avoir raillé les révélations sur le rôle joué par sa plate-forme dans l’influence indue des électeurs américains lors de la dernière élection présidentielle.

L’apogée de la mise en examen médiatique et politique que subit le Groupe sera, parallèlement à l’enquête du régulateur américain du commerce (Federal Trade Commission), le témoignage de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain qui risque de tourner au procès de Moscou (quelle ironie !). De ses explications dépendront en grande partie la perception du public (américain et mondial) sur les champions des nouvelles technologies. Si l’on se fonde sur la prestation du jeune PDG sur CNN, ils ont du souci à se faire.

Mais, quelle que soit l’efficacité de son intervention à Washington D.C., il serait naïf de penser que cette crise sans précédent restera limitée aux confins de l’empire Facebook. Les métastases de ce cancer vont atteindre l’ensemble de l’industrie des nouvelles technologies, alors même que sa domination sur les marchés boursiers est sans pareille. Ils l’atteignent d’ailleurs déjà3 : l’appréciation à l’égard des champions du numérique a chuté dans la foulée des révélations des derniers jours. Naturellement, Facebook est le plus affecté mais Amazon, Google, Apple et Twitter sont aussi éprouvés (voir le graphe reproduit ci-dessous).

Plus globalement, cette crise pourrait même remettre en question le modèle de monétisation publicitaire, qui participe du fait que plus d’un quart du trafic Internet mondial soit frauduleux, et promouvoir celui par abonnement, qui ne repose pas sur l’utilisation des données personnelles des internautes.

(CC) Axios & SurveyMonkey

Dans ce cadre, je trouve les déclarations de Tim Cook formidablement malhonnêtes. Le PDG d’Apple a appelé de ses voeux la mise en place de “réglementations plus contraignantes empêchant le mauvais usage de données privées afin de tirer les leçons de la fuite litigieuse d’informations d’utilisateurs de Facebook“. C’est ce même dirigeant, probablement alors moins animé d’une bonne conscience moralisante, qui accepta il y a quelques semaines de se plier aux exigences du gouvernement chinois en matière d’accès aux données de ses citoyens actifs sur les réseaux d’Apple. Or devinez où Tim Cook prononça cette profession de foi éhontément hypocrite ? A Pékin.

Outre la tartuferie sans limite du patron d’Apple, cette exhortation illustre l’impact considérable du scandale Cambridge Analytica. Celui-ci est loin d’être le premier touchant les méthodes de Facebook dans le respect de la vie privée. Cependant, sa nature, son timing et sa puissance symbolique lui confèrent une ampleur sans précédent.

Facebook, qui compte 2 milliards de membres mensuels actifs sur sa seule plate-forme4, sans compter les utilisateurs d’Instagram et WhatsApp, ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Mais cela ne signifie pas pour autant que ses lendemains ne vont pas déchanter. Le Groupe est-il aujourd’hui plus puissant que Microsoft lorsqu’il faillit être démantelé et fit l’objet d’imposantes mesures de régulation au début des années 2000 ? Cette longue bataille juridique affecta la capacité du géant de Redmond à se démener sur ses marchés et permit à de nouveaux concurrents, au premier rang desquels Google, d’émerger.

Si j’essaie de mettre la situation actuelle en perspective, il me semble que le numérique est au tournant où se trouvait l’imprimerie en 1535. Comme dans le cas du numérique aujourd’hui, la faculté de dissémination des informations et idées offerte par l’imprimerie constituait alors autant un formidable vecteur de progrès qu’un risque parfois incontrôlable.

C’est pourquoi des mesures furent prises dans plusieurs pays. En France par exemple, l’ordonnance de Montpellier édictée par François Ier en 1537 instaura le dépôt légal des livres et l’ordonnance de Moulins, signée par Charles IX en 1566, établit un privilège royal pour avoir le droit d’imprimer. François Ier, Charles IX et Michel de L’Hospital avaient compris que, pour réguler la création et la diffusion des contenus, il convient de réglementer leurs canaux d’émission. Au 16ème siècle, les nouveaux médias étaient les éditeurs. Aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux5.

A cet égard, c’est le refus de Mark Zuckerberg, contre toute évidence, d’envisager Facebook comme un média qui constitue la faute originelle expliquant la plupart des dérives éthiques commises par le Groupe au cours de sa jeune histoire.

Il est temps que Mark Zuckerberg et ses confrères ne puissent plus faire leur la formule chère à François Ier : ”Car tel est notre bon plaisir”.

Les décisions annoncées la nuit dernière par le Groupe ne vont pas davantage le changer.

2 Cela peut s’expliquer partiellement par l’idéal sociétal déçu de ces individus, ce qui n’était pas le cas pour Uber qui n’avait jamais porté une vision de ce type.

3 Il faudra certes déterminer la part de l’émotion à chaud dans ces résultats et observer la durabilité de ceux-ci.

4 Et est utilisé par une partie d’entre eux pour s’authentifier sur d’autres applications et services.

5 Naturellement, la réglementation médiatique qu’il s’agit de mettre en place aujourd’hui doit viser des objectifs plus libéraux et démocratiques que celle qui prévalut au 16ème siècle.

4 commentaires sur “Le numérique est au tournant où se trouvait l’imprimerie en 1535”

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Toujours aussi documenté et toujours aussi percutant, c’est toujours un plaisir de vous lire. Le parallèle avec l’imprimerie est, de fait, éclairant. Merci pour cette prise de position circonstanciée.

Merci pour cette article.
Il régale notre curiosité intellectuelle, je vous encourage à poursuivre !

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