15 janvier 2016 | Blog, Blog 2016, Communication, Convictions sur la perception | Par Christophe Lachnitt
Pourquoi les entreprises deviennent des médias
J’ai participé hier soir à la Sorbonne à une table ronde consacrée à ce sujet. Je vous propose une synthèse des principales idées que j’ai mises en exergue à cette occasion1.
Les entreprises deviennent des médias car leur relation avec leurs publics a été bouleversée.
Pendant des décennies, les marques ont ambitionné de déployer une image cohérente parce qu’elles pouvaient relativement la contrôler. Naturellement, la presse, les analystes et d’autres observateurs accomplissaient leurs missions respectives mais les entreprises exerçaient malgré tout un contrôle significatif sur les contenus qui circulaient à leur égard.
Puis les révolutions successivement numérique, sociale et mobile ont permis à chaque partie prenante – organisations et individus – des marques de s’exprimer à leur sujet à tout moment vers un public illimité. Cette expression concerne aussi bien les professionnels que le grand public.
Le fait que le coût de production et de diffusion numérique de contenus soit quasi nul permet à un nombre inédit de journalistes, analystes, commentateurs et experts en tout genre de prendre la parole au sujet des entreprises dans la sphère numérique en créant des blogs, podcasts et autres newsletters2. Les marques, quel que soit leur secteur d’activité, sont donc plus scrutées et remises en question que jamais.
Parallèlement, le grand public peut raconter sur le web social ses moindres interactions avec les entreprises et partager ses opinions à leur égard sans que celles-ci soient d’ailleurs forcément instruites par de réelles expériences client. 2,1 millions de mentions négatives sont ainsi mises en ligne chaque jour à propos des marques sur les réseaux sociaux aux seuls Etats-Unis.
Dans ce nouvel écosystème, les entreprises ne contrôlent plus leur image et doivent assumer sa divergence afin de la valoriser : leur crédibilité se nourrit de l’acceptation – et même de l’appropriation – des diverses opinions émises à leur endroit. Les marques qui s’approprient cette divergence y gagnent également sur le web social des relais d’opinion et des feedbacks de leurs parties prenantes sur leurs produits et services.
Les entreprises passent donc d’une relation verticale où elles communiquaient vers leurs publics à une relation horizontale où elles communiquent avec leurs publics. Dans les dix prochaines années, toutes les marques vont devenir des plates-formes et l’animation de communautés de membres va remplacer la gestion de la relation client.
La conséquence de ce foisonnement d’opinions et d’informations est une surinformation sans précédent : les consommateurs-citoyens des pays développés sont en moyenne exposés à au moins 3 000 messages par jour3. C’est pourquoi nous sommes entrés dans l’ère de l’économie de l’attention.
La surinformation inverse la logique de communication entre les marques et leurs publics – du push au pull. La compétition incessante pour l’attention des publics se nourrit ainsi du fait que tout le monde devient média – sur ses propres canaux ou sur les réseaux sociaux – au sens où la frontière entre diffuseurs de contenus et audiences a presque complètement disparu.
De fait, les entreprises sont obligées de devenir des médias afin de ne pas être exclues de cette concurrence pour l’attention de leurs publics et conserver un accès à toutes leurs parties prenantes (collaborateurs, clients, prospects, actionnaires, partenaires, influenceurs…).
Incidemment, une entreprise est un tout indivisible : son image auprès de ses parties prenantes est créée par la somme des points de contact de celles-ci avec elle. Ses contenus ne sont donc pas uniquement les messages qu’elle diffuse sur son site Internet et dans ses publicités, événements et brochures. Ils sont également constitués de sa vision, sa stratégie, sa culture, ses valeurs, son offre de produits et services et les personnalités de ses dirigeants4.
A cet égard, je suis convaincu qu’un PDG doit, plus que le porte-parole de son entreprise, en être aussi “le porte-personnalité” afin de maximiser son rôle comme l’un de ses principaux médias, en particulier sur le web social. Il existe deux types de patrons porte-personnalité : ceux qui, comme Steve Jobs, adaptent la personnalité de leur entreprise à la leur et ceux qui, comme John Legere (T-Mobile), adaptent leur personnalité publique à celle de leur entreprise.
Quoi qu’il en soit, trois exemples permettent, sans prétendre proposer une typologie exhaustive dans ce domaine, de prendre conscience des dynamiques complémentaires actuellement à l’oeuvre dans les initiatives médiatiques des entreprises.
Le précurseur le plus révolutionnaire des marques-médias est sans conteste Red Bull dont je vous avais présenté la stratégie ici. Ce qui m’intéresse le plus dans le cas de la marque de boissons, au-delà de la quasi primauté qu’elle donne désormais à son activité médiatique, est le fait qu’elle a effacé la frontière entre contenu et publicité5, en organisant des compétitions sportives qui ne sont pas toujours fondées sur des règles établies et contrôlées par des fédérations indépendantes.
Certaines de ces compétitions dépendent complètement de la stratégie de contenus de Red Bull et pourraient disparaître si celle-ci était amendée. C’est pourquoi je considère qu’elles représentent une forme d’anticipation de la publicité native qui déguise des campagnes publicitaires en contenus éditoriaux.
Coca-Cola, concurrent de Red Bull, présenta en 2012 une stratégie numérique très intéressante : il s’agissait pour la marque de transformer son site Internet corporate en magazine grand public et d’y accueillir des éditoriaux promouvant un point de vue différent de celui du Groupe, y compris sur la consommation de sodas sucrés. Cette logique, qui ne fut malheureusement pas poussée à son terme, intégrait la dynamique de divergence que j’évoquais au début de cet article et le fait que c’est désormais par la diversité des opinions que l’on construit sa crédibilité.
GoPro, pour sa part, démocratise le modèle de Red Bull. Alors que cette dernière fait exclusivement appel à des sportifs et aventuriers professionnels, le fabricant de caméras, qui commença en ayant lui aussi recours à des ambassadeurs reconnus, opéra ensuite un virage afin d’étendre son marché accessible au-delà du surf, du ski et des autres sports spectaculaires.
C’est alors que GoPro se transforma, d’un point de vue marketing, en ce que j’appelle “le Red Bull de masse” en fondant sa communication sur les contenus créés par ses utilisateurs, y compris dans leur vie quotidienne. L’incarnation symbolique de ce tournant fut la publicité diffusée par la marque à l’occasion du Super Bowl 20136 dans laquelle on voit un bébé équipé d’une caméra frontale être lancé en l’air par son père.
Aujourd’hui, GoPro valorise les images tournées par ses clients en réalisant des développements médiatiques, notamment dans le cadre de partenariats avec des plates-formes qui lui permettent de diffuser ses contenus. La marque compte également collaborer avec les studios et artistes d’Hollywood ainsi qu’avec les chaînes de télévision pour réaliser et coproduire des films créés avec ses caméras.
L’approche médiatique de ces entreprises représente à mon sens la quintessence de la publicité native car, au lieu d’imiter l’offre de contenus d’un média, elles créent leur propre plate-forme afin de diffuser des contenus éditoriaux faisant leur promotion. Dans ce modèle, le contenu joue le rôle du média en véhiculant la publicité.
Au-delà de ces trois exemples emblématiques mais loin d’être isolés, je suis convaincu que la transformation des marques en médias est une lame de fond irrésistible. En effet, elle correspond à une double inversion du modèle relationnel entre marques et publics d’une part et marques et médias d’autre part.
Le rapport entre marques et publics est caractérisé par le passage de la convergence à la divergence de l’image de celles-là auprès de ceux-ci et la transition d’une relation verticale à une relation horizontale.
Parallèlement, au fur et à mesure que les publics envahissent le champ d’expression des marques, ces dernières grignotent le territoire des médias afin de se créer un nouvel espace de légitimation. Les annonceurs, qui étaient traditionnellement les clients des médias, deviennent leurs concurrents.
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1 Invitez-moi pour une présentation si vous voulez découvrir l’intégralité de mes réflexions sur le sujet. 🙂
2 Sans même parler de ceux qui s’expriment sur le web social, par exemple via des tweetstorms sur Twitter.
3 Yankelovich.
4 Et même de tous ses collaborateurs.
5 La publicité est naturellement un contenu mais je fais ici référence à la distinction entre contenus éditoriaux et promotionnels.
6 Dans quelques marchés publicitaires locaux des Etats-Unis seulement, GoPro n’étant pas encore assez riche pour financer une diffusion nationale.
Tres bonne synthèse sur la nécessité de tirer sa légitimité de la diversité des opinions
Bonjour et merci pour cet article qui va droit au but.
Je partage ce point de vue de fusion média/entreprise depuis plusieurs mois maintenant mais me suis toujours demandé comment un plateformes comme eBay ou Uber pouvait utiliser la culture GoPro.
Avez-vous une idée?
Cordialement,
Thomas
Bonjour,
Merci pour votre commentaire.
Il est évidemment impossible pour eBay ou Uber de procéder exactement comme GoPro – i.e. fonder sa communication sur les contenus créés par ses utilisateurs – car celui-ci fabrique un équipement (caméra) qui sert à produire du contenu, ce qui n’est pas le cas de ceux-là.
Cependant, Uber incite par exemple ses clients à produire des contenus à son sujet à travers ses opérations #UberKittens (livraisons de chaton), #UberPuppies (livraison de chiot), etc. Ces contenus (des mentions sur les réseaux sociaux) sont évidemment beaucoup moins développés et attractifs que ceux créés par les clients de GoPro… et s’apparentent à toutes les opérations de marketing social des autres entreprises.
Bien à vous.
Xophe