24 octobre 2016 | Blog, Blog 2016, Communication | Par Christophe Lachnitt
Facebook : la plus grande caisse de résonance au monde ne raisonne pas
Le média des médias est aussi imprudent qu’impudent.
Les débats qui agitent les univers des médias et des nouvelles technologies depuis plusieurs mois sur le fait de savoir si Facebook est un média ou pas sont superflus à mon sens.
En effet, la notion de média a été bouleversée par la triple révolution numérique, sociale et mobile. J’écrivais à ce sujet il y a deux ans et demi sur Superception :
“Un média n’est plus, comme dans le passé, une entreprise qui publie des contenus sur du papier, des ondes ou des écrans. Le concept de média s’est extraordinairement simplifié et complexifié tout à la fois.
Simplifié, sous l’effet des technologies numériques, en se démocratisant. Chacun d’entre nous, aujourd’hui, peut être un média, du citoyen-journaliste qui témoigne avec son smartphone de l’événement qu’il vit au blogueur en passant par l’internaute qui met en ligne ses photos, vidéos et points de vue. Tout est donc plus simple dans le sens où il n’y a plus de distinction entre médias et audiences.
Mais, de ce fait, tout est également devenu plus complexe. Sans même évoquer ici ses conséquences économiques et sociétales, cette multiplication sans précédent du nombre d’émetteurs a engendré une révolution des usages : notre consommation médiatique est désormais faite d’ubiquité, d’instantanéité, d’interactivité et de communauté. Elle s’apparente ainsi à des pratiques (jeux, bavardage, apprentissage…) qui n’étaient pas considérées jusqu’à présent comme médiatiques. La révolution numérique a donc créé le plus grand nombre de “shadow competitors“1 qu’aucune industrie ait jamais dû absorber dans l’Histoire.
Tous ces concurrents luttent aujourd’hui pour une denrée de plus en plus rare avec la progression de la surinformation : l’attention du public“.
Dans ce nouvel environnement, il me semble évident que Facebook est un média.
De nos jours, chaque individu et chaque organisation peuvent être des médias à travers leur expression sur Internet. Leurs prises de parole publique s’effectuent sur des vecteurs individuels (sites web, blogs…) ou des plates-formes collectives (réseaux sociaux, sites de média…). Or Facebook détient la plus grande de ces plates-formes à l’échelle mondiale.
De plus en plus, Facebook s’affirme même comme le média des médias car toutes les audiences (1,7 milliard de personnes) et tous les médias se retrouvent sur son réseau social. Ainsi la guerre pour l’attention y est-elle la plus déterminante pour le succès direct ou indirect des producteurs et diffuseurs de contenus (individus ou organisations) :
- direct par les audiences qu’ils y trouvent en mettant des contenus en ligne sur leurs pages respectives et en utilisant des fonctionnalités telles qu’Instant Articles, Suggested Videos ou Facebook Live ;
- indirect par les audiences qu’ils y attirent ou conservent à travers les conversations que suscitent sur Facebook des contenus (par exemple télévisuels) qui n’y sont pas diffusés.
Facebook n’accepte pas – publiquement du moins – cette réalité parce qu’elle n’est pas la plus valorisante sur les marchés financiers et que Mark Zuckerberg ne veut pas assumer les responsabilités qui y sont associées. Etre un média est en effet beaucoup plus contraignant qu’être une plate-forme déléguant la responsabilité de la nature des contenus publiés à ses producteurs et diffuseurs.
Mais nier une réalité ne la fait pas disparaître.
Or Facebook accumule les dérives, ces derniers temps, eu égard à la charge éditoriale qu’il refuse d’endosser.
J’ai évoqué sur Superception et dans la Newsletter Superception la polémique autour de la rubrique “Trending Topics“. Celle-ci ne s’adresse qu’aux abonnés américains de Facebook auxquels elle montre les sujets d’actualité les plus populaires sur le réseau. J’ai d’abord défendu le Groupe face aux accusations de censure que les conservateurs américains portaient contre lui afin de véhiculer leur message de prétendue victimisation médiatique.
En fait, comme je l’expliquais trois mois plus tard lorsque les désinformations se multiplièrent sur “Trending Topics“, celles-ci ne relèvent pas d’une motivation politique mais d’un refus d’assumer une quelconque imputabilité civique :
“Il est inconcevable qu’Amazon promeuve des produits contrefaits sur sa page d’accueil. Nous devrions avoir au minimum la même exigence à l’égard des plates-formes numériques en ce qui concerne les fausses informations. L’éthique démocratique n’est-elle pas encore plus importante que l’équité commerciale ?
Cette position n’est pas du tout attentatoire à la liberté d’expression : je ne considère en effet pas que les réseaux sociaux doivent censurer quelque message indigne ou fausse information que ce soit, comme le montre d’ailleurs la position que j’avais prise à l’égard des dérapages de Milo Yiannopoulos. J’estime en revanche qu’ils ne devraient pas les promouvoir en les faisant figurer dans leurs rubriques mettant en exergue les thèmes les plus populaires auprès de leurs membres respectifs“.
“Trending Topics” est d’ailleurs la partie émergée de l’iceberg en matière de désinformation sur Facebook. Une étude réalisée par BuzzFeed a ainsi montré que six pages partisanes y jouent un rôle moteur dans la dissémination de fausses informations politiques : trois pages conservatrices en communiquent dans 38% de leurs messages et trois pages démocrates dans 19% de leurs contenus. Or le problème est que, plus les pages analysées propagent de fausses informations, plus elles suscitent un engagement fort de la part des membres de Facebook. Cela les enrichit et les encourage à poursuivre cette pratique anti-démocratique.
Il est hors de question pour moi qui suis un défenseur de la liberté d’expression absolue de prôner une censure de ces pages. Il conviendrait pour autant que les algorithmes de Facebook évitent de les promouvoir et qu’une intervention humaine soit rétablie dans la gestion de la rubrique “Trending Topics“.
En effet, Facebook est la plus grande caisse de résonance médiatique au monde et elle se doit de raisonner.
Bizarrement d’ailleurs, Mark Zuckerberg revendique certaines responsabilités éditoriales. Malheureusement, ce ne sont pas celles qu’il devrait prendre en charge.
Facebook censure ainsi certains contenus, au premier rang desquels des photos ou vidéos, lorsqu’il estime qu’ils ne correspondent pas à sa charte. Mais, après que cette pratique eut créé des controverses lorsqu’elle concerna des documents historiques, le Groupe s’affirma résolu à faire des exceptions pour les contenus “dignes d’intérêt en matière d’actualité ou d’information du public”.
Or la détermination de ce qui est intéressant pour l’information du public2 relève précisément du rôle éditorial (trier et hiérarchiser les informations) qui définit la mission des médias d’actualité.
En clair, Facebook décide d’être un média lorsque cela l’arrange et refuse de l’être quand cela le dérange.
C’est une position déraisonnable.
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1 Un “shadow competitor” est un produit qui en concurrence un autre sans lui être directement confronté dans la même industrie. Par exemple, la consommation d’un film est soumise non seulement à la concurrence des autres films à l’affiche mais aussi à celle de toutes les autres formes de distraction : restaurant, sport, musée, théâtre…
2 Cette fonction génère d’ailleurs parfois des débats animés au sein de Facebook : ce fut par exemple le cas lorsque Zuckerberg lui-même décida de ne pas censurer des messages de Donald Trump qui auraient été retirés du réseau en raison de leur teneur raciste s’ils avaient été mis en ligne par n’importe quel autre de ses membres.