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Toute vérité n'est que perception

“L’amour est le jeu de Satan” : l’Occident et Vladimir Poutine

Cette expression, extraite de “Eugène Onéguine“, le chef d’œuvre d’Alexandre Pouchkine, décrit parfaitement la naïveté dont l’Occident a fait montre mêmement à l’égard de l’Union soviétique et de la Russie poutinienne. Cette errance procède d’ailleurs au moins autant d’un désamour des Etats-Unis que d’un amour de la mythologie russe.

Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré.Christophe Lachnitt

C’est ainsi que la majorité des leaders et intellectuels occidentaux ne comprennent pas la réalité du régime de Vladimir Poutine tout comme leurs devanciers n’appréhendaient pas la vérité du système soviétique. L’occultation des faits par nos élites illustre une nouvelle fois le constat dressé par Jean-François Revel dans l’un de ses nombreux ouvrages majeurs, “La connaissance inutile” (1988). Revel écrivait que “l’erreur fuit les faits lorsqu’elle satisfait un besoin“. De nos jours, le besoin peut être idéologique dans les cas de Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour ou financier dans ceux de François Fillon et du parti de Marine Le Pen.

Je dois avouer que c’est un sujet personnel pour moi, comme cela devrait d’ailleurs l’être pour toute personne éprise de démocratie. Lors de mes études universitaires de recherche en sciences politiques, j’étais le seul anti-soviétique s’exprimant au sein de ma promotion et je fus soumis continûment à des débats plus ou moins effarants. Puis, je consacrai mon mémoire de fin d’étude au Nicaragua, ce qui me donna notamment l’occasion de réaliser un entretien musclé avec le Premier secrétaire de l’ambassade d’Union soviétique en France dans son bunker du boulevard Lannes. Incidemment, Daniel Ortega, le dictateur communiste dont j’étudiais au début des années 1990 la montée au pouvoir et la chute (le Nicaragua connut une parenthèse démocratique), est encore au pouvoir trente ans plus tard : il a entre-temps anéanti des générations de démocrates. Enfin, parallèlement à mes premiers pas professionnels en entreprise, je conseillai pendant plusieurs années sur les dossiers géopolitiques un futur Président de la République dont le tropisme est-européen me plongea à diverses reprises dans l’analyse de cette région et me donna parfois l’occasion d’apporter un concours plumitif à certains de ses dirigeants.

Mais revenons au vingt-et-unième siècle et à la Russie de Vladimir Poutine.

Le parcours de ce dernier est aussi documenté que méconnu. Sa carrière d’officier du KGB prit son élan lorsqu’il fut envoyé à Dresde, dans ce qui était alors la République “démocratique” allemande (toujours cette pratique orwéllienne des totalitarismes de pervertir le sens des mots). Sa principale mission y consistait à compromettre sexuellement les industriels occidentaux qui visitaient le pays en les piégeant dans des situations inappropriées avec des jeunes femmes de ses services afin de pouvoir les faire chanter. Après la chute du mur de Berlin, il rentra à Leningrad où il devint l’homme (prêt) à tout faire du maire, Anatoli Sobtchak. Celui-ci, très corrompu, comptait sur Poutine pour le protéger grâce à ses liens entretenus à la fois avec l’appareil d’Etat et les mafias locales. Lorsque Sobtchak perdit sa mairie, Poutine se recasa dans l’équipe du Président Boris Eltsine. Il fut ensuite nommé à la tête du FSB, le successeur du KGB. Il y sauva le Président d’une enquête sur ses pratiques de corruption, de nouveau en montant une opération de compromission sexuelle, semble-t-il inventée de toutes pièces, contre le procureur à l’origine de cette investigation. Il fut alors nommé Président du gouvernement par Eltsine, probablement en remerciement des services rendus. Presque aussitôt, il fit organiser, pour asseoir son pouvoir, de vrais-faux attentats dans des immeubles d’habitation à Moscou, qui furent attribués aux indépendantistes tchétchènes alors que tout pointait la responsabilité du FSB. En représailles, Poutine lança une guerre effroyable de violence contre la Tchétchénie qui fut soumise, et largement détruite, en quelques mois. Durant ce carnage, il devint Président par intérim, poste dans lequel il s’empressa de garantir l’immunité de Boris Eltsine et sa famille. Il fut élu Président quelques mois plus tard grâce à une opération de propagande considérable. Il ne fut plus délogé du Kremlin depuis lors, ayant impitoyablement muselé sa population, fait assassiner ou emprisonner plusieurs centaines d’opposants et de journalistes et manipulé (contrôle absolu de la liberté d’expression, interdiction de candidatures d’opposition, vote forcé…) et truqué (falsification des résultats afin d’atteindre des objectifs de pourcentages de voix fixés par le pouvoir) les élections. Il est aujourd’hui assuré par la Constitution, dont il a fait modifier les dispositions relatives au nombre limite de mandats présidentiels, de pouvoir occuper la Présidence jusqu’en 2036. Si tel était le cas, il aurait régné au Kremlin plus longtemps que Staline.

C’est ce dirigeant à l’éthique irréprochable et à la conduite démocratique impeccable qu’Eric Zemmour donne en modèle à la France, que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon défendent inlassablement et que Valérie Pécresse regrettait sur BFMTV d’avoir qualifié de “dictateur” la veille même de l’invasion de l’Ukraine.

Vladimir Poutine et ses soutiens expliquent que cette attaque est une réponse à l’offensive expansionniste de l’OTAN. Jean-Luc Mélenchon alla même jusqu’à affirmer sur France 2, une semaine avant l’entrée des troupes russes en Ukraine, que, dans cette affaire, l’agresseur est “l’OTAN sans aucun doute” et que “les Etats-Unis d’Amérique ont décidé d’annexer l’Ukraine dans l’OTAN“. Remarquable inversion de la réalité qui va malheureusement au-delà de l’esprit munichois. En outre, il faut également rappeler à tous les défenseurs d’un non-alignement censément inspiré du Général de Gaulle que celui-ci se rangea toujours du côté des Etats-Unis lorsque l’essentiel fut en jeu et fit même preuve parfois d’un “alignement” avec l’Amérique plus fort que celui des Britanniques (par exemple dans les crises de Berlin et Cuba et dans les négociations sur le désarmement).

Ainsi, moins d’un mois après le début de la construction du mur de Berlin, déclarait-il le 5 septembre 1961 : “Si [les Soviets] veulent, par la force, réduire les positions et couper les communications des allliés à Berlin, les alliés doivent, par la force, maintenir leurs positions et maintenir leurs communications. Assurément, de fil en aiguille, comme on dit, et si tout cela fait multiplier les actes hostiles des Soviets, actes auxquels il faudrait répondre, on pourrait en venir à la guerre générale. Mais, alors, c’est que les Soviets l’auraient délibérément voulu. Et, dans ce cas, tout recul préalable de l’Occident n’aurait servi qu’à l’affaiblir et le diviser. Et sans empêcher l’échéance. A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression et finalement facilite et hâte son assaut. Au total, actuellement, les puissances occidentales, n’ont pas de meilleur moyen de servir la paix du monde que de rester droites et fermes. […] Que les Soviets cessent de menacer ! Qu’ils aident la détente à s’établir, au lieu de l’empêcher. Qu’ils favorisent une atmosphère internationale pacifique, tandis qu’ils la rendent étouffante. Alors il sera possible aux trois puissances de l’Occident d’étudier avec eux tous les problèmes du monde et notamment celui de l’Allemagne“. En clair, le Général affirme que reculer devant les pressions d’un agresseur est préjudiciable à la paix et qu’une puissance ne négocie qu’en position de force.

Aujourd’hui, la menace de l’OTAN contre la Russie est une escroquerie intellectuelle qui démontre la capacité de Vladimir Poutine à égaler ses devanciers soviétiques dans l’intoxication de nouveaux “idiots utiles” pour reprendre l’expression chère à Vladimir Lénine. Ce dernier disait que les faits sont têtus. Passons-les donc en revue en ce qui concerne la triste fable poutinienne sur l’OTAN :

  • l’OTAN est une alliance défensive qui n’a jamais attaqué un pays non-agresseur (l’OTAN ne fut par exemple pas impliqué dans la seconde guerre en Irak en raison de l’opposition de l’Allemagne et la France). Mieux, la moitié de ses interventions militaires firent suite à des résolutions de l’ONU (cf. infra) ;
  • le fait que l’OTAN soit une alliance défensive signifie, pour reprendre le scénario fantasmagorique de Vladimir Poutine, que, si l’un de ses membres prenait la décision suicidaire d’attaquer la Russie, les autres membres ne seraient pas contraints de s’associer à son agression (l’article 5 ne vaut que pour une situation défensive) ;
  • une autre légende poutinienne veut que George H.W. Bush et James Baker auraient promis à Mikhaïl Gorbatchev que l’OTAN n’engrangerait pas de nouveaux membres à l’est de l’Europe. En premier lieu, Mikhaïl Gorbatchev accepta le maintien de l’Allemagne unifiée dans la Communauté européenne et l’OTAN. En deuxième lieu, les dirigeants américains ne s’engagèrent pas sur le devenir des pays d’Europe centrale et orientale car ceux-ci n’étaient pas encore décommunisés – à tel point que la Pologne envisageait alors de garder des troupes soviétiques sur son sol. En troisième lieu, cette supposée promesse aurait violé l’article 10 du traité fondateur de l’OTAN sur la sollicitation, par des pays européens, de leur adhésion à l’Organisation ;
  • la relation de l’OTAN avec la Russie ne correspond pas davantage au récit de Vladimir Poutine. En 1997, la Russie et l’OTAN signèrent un accord de partenariat promouvant une paix euro-atlantique fondée sur les principes de démocratie et de sécurité coopérative. Cet accord, qui concrétisait la fin de la Guerre froide, prenait en compte l’évolution des missions de l’Alliance vers la gestion de crise en soutien de l’ONU et de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), tout en continuant d’assurer la sécurité de ses membres. Dans l’accord de 1997, la Russie et l’OTAN déclaraient qu’ils ne se considéraient pas comme des adversaires et créaient le Conseil conjoint permanent (CCP), un forum de consultation et coopération. L’OTAN s’engageait à ne pas déployer d’armes nucléaires sur le territoire de ses nouveaux pays membres, la légitimité de l’appartenance à l’OTAN desquels était donc reconnue par la Russie. C’est dans ce cadre que la Hongrie la Pologne et la République tchèque adhérèrent à l’OTAN en 1999. La même année, d’autres pays d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie) furent invités à intégrer l’Alliance1. Il faut dire que la Russie était alors présidée par Boris Eltsine et non Vladimir Poutine ;
  • l’Ukraine posa sa candidature en 2008 à l’OTAN : elle fut rejetée par l’Allemagne et la France. L’Ukraine ne répondait pas à plusieurs des critères imposés par l’OTAN à ses membres, notamment en matière de lutte contre la corruption. Le processus d’adhésion ne fut jamais relancé depuis lors. Or le cheminement d’une adhésion à l’Organisation peut être très long comme le montre l’exemple de la Bosnie, dont le mécanisme dure depuis 2010. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était donc pas un sujet à l’ordre du jour en 2022, et ce pour de nombreuses années ;
  • dans son discours révisionniste précédant de quelques jours l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine nia l’existence même de ce pays en tant que nation et Etat, confirmant par là-même que sa chimérique adhésion à l’OTAN ne fut qu’une diversion pour tenter de diviser et, partant, affaiblir les pays occidentaux avant de lancer son attaque militaire sur son voisin ;
  • la findanlisation est un autre leurre poutinien : la Russie envahit la Géorgie en 2008 quelques semaines seulement après que l’OTAN eut refusé de négocier avec elle au sujet de sa potentielle adhésion et l’Ukraine était neutre en 2014 quand la Russie l’envahit (le pays abandonna sa neutralité après cette invasion et l’annexion de la Crimée par la Russie) ;
  • le dialogue occidental avec Vladimir Poutine, qui cherche à se victimiser sur son prétendu isolement diplomatique, a été permanent et éminent. La Russie fut associée au G7, devenu G8, de 1997 à 2014, jusqu’à l’annexion de la Crimée mais après la boucherie poutinienne en Tchétchénie et l’occupation, qui dure depuis 2008, d’une partie de la Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud). Un sommet du G8 fut même tenu à Saint-Pétersbourg en 2006. Plus récemment, Vladimir Poutine fut reçu en grande pompe par le Président Macron au château de Versailles en 2017 puis au fort de Brégançon en 2019, après la première invasion d’une partie de l’Ukraine et la commission de crimes de guerre par la Russie en Syrie. Et je ne fais même pas état ici de la complicité américaine dont Vladimir Poutine bénéficia pendant le mandat de Donald Trump ;
  • au-delà des aspects militaires et diplomatiques, la Russie bénéficia également d’aides financières occidentales considérables depuis l’effondrement du système soviétique. Elle est ainsi le premier récipiendaire des largesses de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) depuis sa création avec 787 projets financés pour plus de 24 milliards de dollars. En outre, sous la pression des Etats-Unis, la Russie devint membre du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale en 1992 et reçut des prêts de plusieurs dizaines de milliards de dollars de leur part. Elle put par ailleurs compter sur le soutien des Etats-Unis et de l’Europe lors de la crise du rouble en 1998 ;
  • en vertu du mémorandum de Budapest signé en 1994, l’Ukraine renonça aux armes nucléaires et transféra son arsenal – datant de l’ère soviétique – à la Russie en échange de l’engagement de celle-ci à respecter son indépendance et sa souveraineté et à s’abstenir de toute pression économique et menace militaire. Elle ne fut pas payée de retour par Poutine qui, avant de lancer l’invasion de l’Ukraine cette semaine, ne respecta ni le mémorandum de Budapest ni les accords de Minsk II sur le Donbass (dont la partie orientale est occupée par les Russes depuis 2014) conclus en 2015 à la suite de l’échec de l’application du protocole de Minsk (2014). Aujourd’hui, l’Ukraine se trouve donc privée de moyens de dissuasion face à l’invasion russe. Mais il lui reste sa bravoure et sa lucidité si bien exprimées dans le premier vers de son hymne national : “l’Ukraine n’a pas encore péri” ;
  • quel Etat occidental aurait-il l’idée d’attaquer militairement la Russie, comme Poutine dit le redouter, alors que cette décision déclencherait un conflit nucléaire ? D’ailleurs, depuis qu’il est au pouvoir, Vladimir Poutine a toujours agressé d’autres Etats, tandis que la Russie n’a jamais été attaquée.
Vladimir Poutine – (CC) Getty Images

Le projet de Poutine : un retour en arrière pour assurer son avenir

Les tyrans annoncent souvent de manière transparente ce qu’ils comptent faire. C’est ainsi que, pour comprendre Vladimir Poutine, il faut se référer à sa phrase si souvent citée mais si peu prise en compte : “L’effondrement de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle” – imagine-t-on un dirigeant allemand affirmer que la chute du Troisième Reich fut la plus grande catastrophe géopolitique du siècle passé2 ? De fait, le projet de Poutine est un retour en arrière pour assurer son avenir.

Son maintien perpétuel au pouvoir dépend d’un asservissement de sa population, un objectif atteint depuis longtemps (cf. supra), et de l’évitement d’une contagion démocratique émanant de ses voisins, un objectif dont la réalisation était menacée jusqu’à présent par les progrès de la liberté sur le front occidental de la Russie et par l’incapacité de Poutine à inverser cette situation. N‘étant pas dans la tête de ce dernier, il m’est naturellement impossible de déterminer si la reconstitution de l’Union soviétique répond à une conviction de sa part ou représente uniquement un vecteur narratif et tactique de l’accomplissement de son but stratégique de conservation du pouvoir.

Quoi qu’il en soit, l’ultimatum lancé par Poutine aux Occidentaux au mois de décembre dernier signale qu’il est arrivé au terme de ses préparatifs visant à se donner les moyens de mettre à exécution son projet de reconquête territoriale : la Russie présenta deux textes interdépendants – “traité entre les Etats-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité” et “accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des Etats membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord” – qu’il exigea que l’Occident acceptât sans les modifier s’il ne voulait pas être confronté à une offensive militaire en Europe. Dans ces textes, Vladimir Poutine impose notamment “le renoncement à tout élargissement de l’OTAN, l’arrêt de la coopération militaire avec les pays post-soviétiques, le retrait des armes nucléaires américaines de l’Europe et le retrait des forces armées de l’OTAN aux frontières de 1997“. Cela concernerait quatorze Etats d’Europe orientale et des Balkans, au premier rang desquels la Pologne et les Etats baltes. La seule contrepartie proposée en échange de cette capitulation unilatérale de l’OTAN et de l’abandon de l’Europe de l’Ouest et de l’Est aux visées poutiniennes résiderait dans un engagement de la Russie de ne pas menacer la sécurité des Etats-Unis.

Ce projet d’accord révèle l’ambition de Vladimir Poutine de reconstituer l’Union soviétique, voire l’empire tsariste, et de renouer avec une opposition frontale équilibrée avec son adversaire américain, effaçant ainsi les conséquences de l’effondrement du système et de la sphère d’influence soviétiques. Incidemment, aux yeux de Poutine, les Européens sont les “laquais” de l’Amérique : seul son face-à-face avec cette dernière l’intéresse. Il a préparé la Russie, en particulier sur les plans économique et militaire, à cette confrontation, alors qu’il considère que les Etats-Unis sont affaiblis politiquement (en raison de la division qu’il y a fomentée à travers ses campagnes de manipulation numériques et sa domestication de Donald Trump) et géopolitiquement (en raison de leurs multiples échecs sur ce plan à travers la planète, très récemment encore dans leur catastrophique retrait d’Afghanistan). L’ultimatum de décembre 2021 révèle que Vladimir Poutine se sent en position de force, ce qui confirme que sa logorrhée sur la menace représentée par la prétendue adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était qu’une duperie.

En outre, l’Amérique a encouragé ce regain de confiance de Poutine en lui-même. Sans même évoquer Donald Trump, Barack Obama renonça en 2013, contre l’avis de François Hollande, à punir, comme il l’avait pourtant annoncé, le régime de Bachar Al-Assad après qu’il eut utilisé des armes chimiques contre son propre peuple et affirma, lors la première invasion de l’Ukraine en 2014, que ce pays comptait plus pour la Russie que pour les Etats-Unis, manière de dire qu’il ne le défendrait pas outre mesure. Très récemment, Joe Biden fut encore plus clair en déclarant qu’une petite incursion de la Russie en Ukraine susciterait une réaction peu sévère de l’Occident, puis en répétant à l’envi que, quoi qu’il arrive, les Etats-Unis n’enverraient pas de troupes en Ukraine. Les dictateurs tels que Vladimir Poutine comprennent mieux que personne le manque de résolution que de tels messages signalent.

Ils savent aussi mentir sans la moindre vergogne et convaincre des relais d’opinion occidentaux de relayer leurs impostures. Ainsi, la vraie adhésion ukrainienne qui menaçait Poutine, et non la Russie, ne concernait-elle pas l’OTAN mais l’Union européenne. Il faut, ici aussi, rappeler les faits. En 2014, l’Ukraine connut sa seconde – qu’il faut désormais espérer deuxième – révolution démocratique (après la “révolution Orange” de 2004) : des manifestations de masse furent déclenchées par la décision du Président ukrainien, Viktor Ianoukovytch, sous la pression de son protecteur, Vladimir Poutine, d’abandonner l’accord d’association avec l’Union européenne qu’il devait signer. Le pays se révolta, les Ukrainiens brandissant des drapeaux européens et manifestant également contre la corruption du régime de Ianoukovytch, qui finit par devoir fuir le pays pour rejoindre son tuteur russe, non sans avoir préalablement fait tirer sur la foule sur la place Maïdan de Kiev, ce qui causa la mort d’une centaine de personnes. Les élections qui suivirent la “révolution de la Dignité” portèrent un Président pro-européen au pouvoir, ce qui était inacceptable pour Poutine. Très rapidement, il lança sa première invasion de l’Ukraine et annexa la Crimée. Parallèlement, il fomenta un conflit armé au Donbass, à l’est de l’Ukraine. L’Ukraine était alors un pays neutre, qui avait renoncé à ses armes nucléaires et dont la demande d’adhésion à l’OTAN avait été rejetée. En outre, on l’a trop facilement oublié mais, en juillet 2014, c’est un missile sol-air russe qui fut tiré depuis la zone contrôlée par les séparatistes du Donbass et fit exploser un Boeing de Malaysian Airlines, certainement confondu avec un avion militaire Antonov An-26 ukrainien, tuant 298 civils. Quelques années plus tard, au cours de sa campagne présidentielle, Volodymyr Zelensky promit de mettre fin à la guerre avec la Russie. Une fois élu, il tenta d’établir des liens avec les habitants de la Crimée et du Donbass occupés et demanda à rencontrer Vladimir Poutine. Parallèlement, il promut l’intégration de l’Ukraine à l’Europe de l’Ouest voulue par son peuple. Au lieu de développer des relations saines avec un voisin démocratique, le Président russe répondit de la manière que l’on sait.

En réalité, Vladimir Poutine est incapable de mettre en œuvre en Russie un projet politique, économique et sociétal susceptible de contenter sa population et de donner envie à ses voisins de s’associer à la Russie qu’il incarne. Incapable de les séduire, il veut les soumettre. Et il poussera ses pions tant qu’il ne sera pas arrêté.

A maints égards, et toutes proportions gardées, nous nous trouvons au même point avec Vladimir Poutine en février 2022 qu’avec Adolf Hitler en septembre 1939 lors de l’invasion de la Pologne. De la force de la réponse de l’Occident – et du courage exemplaire du peuple ukrainien déjà si marqué par l’Histoire – dépendra la suite de ses initiatives. Les dirigeants démocrates semblent, pour la première fois depuis l’accession de Poutine au pouvoir, prendre une certaine mesure de sa dangerosité après avoir fermé les yeux sur la Tchétchénie, la Géorgie, l’Ukraine (déjà), la Syrie et l’élection présidentielle américaine de 2016 pour ne considérer que ses principales exactions internationales. La révolution culturelle menée par l’Allemagne à cet égard est aussi significative historiquement que conséquente tactiquement. Mais, tout en maîtrisant le risque de conflit nucléaire, il est encore nécessaire de faire davantage aujourd’hui, pour que Poutine remette son projet expansionniste en cause, sur les plans militaire (e.g. apporter toutes les armes et tout le soutien logistique possible à l’Ukraine, à l’exclusion de troupes envoyées sur place, jusqu’à mettre en place un pont aérien), énergétique (e.g. consentir des amodiations de notre politique de transition climatique telles que la réouverture de l’oléoduc Keystone), économique (e.g. geler davantage encore l’économie russe sur les plans micro- et macro-économique), juridique (e.g. poursuivre les individus et organisations occidentales qui agissent en complices de Poutine ou commercent avec des organisations russes répréhensibles), médiatique (e.g. interdire ses organes de propagande, tels que Russia Today) et patrimonial (e.g. saisir les biens occidentaux des dirigeants russes et en expulser leurs familles).

Si les mesures occidentales à l’égard de Vladimir Poutine ne sont pas assez dissuasives, il ira plus loin et commencera par tester les différents écosystèmes de son front occidental :

  • les pays neutres tels que la Finlande et la Moldavie (où la Russie compte toujours des troupes en violation des traités) ;
  • les pays occidentaux non-membres de l’OTAN tels que la Suède et ses positions sur la mer Baltique, au premier rang desquelles l’île de Gotland ;
  • les pays membres de l’OTAN tels que la Roumanie, les pays baltes et la Pologne (à la frontière de laquelle la Russie semble accumuler des forces à l’heure où j’écris cet article).

La question n’est pas de savoir si Vladimir Poutine osera aller plus loin si nous ne l’en décourageons pas mais jusqu’où il ira. Plus tard nous déciderons de l’arrêter, plus difficile et coûteux ce sera. Je suis ainsi convaincu qu’il rêve même de reprendre la partie de l’Allemagne qu’il dut quitter piteusement il y a trente ans.

Winston Churchill évoque dans son histoire de la Première guerre mondiale3 les “terribles si” de l’Histoire, des signes précurseurs mais parfois peu perceptibles d’un drame à venir. C’est ce que nous devons observer, aujourd’hui, lorsque nous analysons la situation à l’est de l’Europe, tout en étant vigilants à ce que notre amour de la Russie éternelle ne se transforme pas en jeu de Satan avec Vladimir Poutine.

1 Ils la rejoignirent en 2004.

2 Pour mémoire, il est estimé que le régime nazi fit 11 millions de morts (combattants exclus) et le régime soviétique entre quinze et vingt millions.

3 “The World Crisis: 1911-1914“.

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