6 décembre 2022 | Blog, Blog 2022, Communication | Par Christophe Lachnitt
“Révolution des pages blanches” en Chine : le silence est vraiment d’or
Un totalitarisme pris à son propre jeu.
Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré. – Christophe Lachnitt
La vague actuelle de manifestations contre le régime totalitaire chinois commença après que l’incendie d’un immeuble d’habitations d’Urumqi (capitale du Xinjiang, au nord-ouest du pays) eut causé la mort de dix personnes (selon les données officielles) emprisonnées chez elles en raison de la politique du zéro Covid. Des images montrèrent l’éloignement des véhicules de pompiers du brasier et des enregistrements audio révélèrent des résidents pris au piège hurlant avant de mourir. La réaction fut considérable : des millions de messages inondèrent l’Internet chinois pour dénoncer les restrictions sévères imposées dans le cadre de la politique de lutte contre le Covid que les citoyens considèrent comme responsable du drame.
Les manifestations qui s’ensuivirent à Urumqi sont d’autant plus extraordinaires que cette région et cette ville sont probablement les plus surveillées de la planète en raison du génocide que le gouvernement communiste chinois y perpètre à l’encontre du peuple musulman des Ouïghours. Ces protestations se diffusèrent sur les réseaux sociaux au reste du pays (Chengdu, Guangzhou, Harbin, Nanjing, Pékin, Shanghai, Wuhan…) où le rejet de la politique du zéro Covid s’exprima alors trop puissamment pour que la censure étatique puisse faire son oeuvre immédiatement. Des étudiants frustrés d’avoir été bloqués pendant des mois sur leurs campus organisèrent des veillées pour rendre hommage aux morts d’Urumqi et des manifestations silencieuses. L’emblème de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la “révolution A4” ou “révolution des pages blanches” devint vite les feuilles de papier blanc brandies par les manifestants, un sublime symbole de la lutte contre la censure totalitaire imposée par Xi Jinping. “Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre“, soulignait George Orwell1. Quand, comme les citoyens chinois, on est privé de cette liberté, on laisse le pouvoir oppresseur lire entre les lignes de son mutisme. Deux silences s’opposent donc : celui, littéral, imposé par le tyran et celui, symbolique, affiché par les résistants. Si celui-là est imposé par les armes, celui-ci devient une arme en faisant dissoner la symphonie de la propagande. Ce silence révolutionnaire peut être exprimé de manière plus créative encore comme l’ont signalé ces étudiants qui montrent l’équation de Friedmann, un mathématicien dont le nom se prononce presque comme “free man” (homme libre).
Les manifestations en Chine sont moins rares qu’on ne peut le penser en Occident mais ce qui rend celles-ci exceptionnelles est la cohésion du mouvement et des revendications qu’il exprime. Comme le note Yasheng Huang, professeur au sein du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et auteur de l’excellent livre “Capitalism With Chinese Characteristics“, Xi Jinping a, avec sa politique du zéro Covid, “violé la technique utilisée par ses prédécesseurs pour désamorcer les tensions sociales : diviser pour mieux régner. Après 1989, la plupart des protestations chinoises étaient localisées et liées à un enjeu précis. Par exemple, les résidents ruraux perdirent leurs terres mais les citadins furent couverts de bienfaits, les fonctionnaires perdirent leur emploi mais les entrepreneurs furent encouragés à créer des startups. Les bénéfices et les pertes s’équilibraient : différentes personnes avaient des doléances différentes qui n’étaient pas synchronisées. […] Aujourd’hui, au contraire, la politique chinoise du zéro Covid place presque tous les Chinois dans la même situation : selon une estimation, près de 400 millions de personnes ont été placées sous une forme ou une autre de confinement en 2022. Les habitants très aisés de Shanghai ont très peu en commun avec la population d’Urumqi. Pourtant, lorsque dix personnes sont mortes dans l’incendie d’un immeuble d’Urumqi, dont les portes auraient été verrouillées en raison des restrictions imposées par la lutte contre le Covid, l’empathie, moteur essentiel des actions collectives, s’est manifestée parmi les résidents de Shanghai qui habitent des immeubles similaires. Jamais, pas même en 1989, un régime chinois n’avait été confronté à des protestations dans plusieurs villes en même temps“. En réalité, avec sa politique du zéro Covid, Xi Jinping a rompu le contrat social implicite qui liait le Parti communiste et les citoyens : la prospérité en échange d’une privation de liberté laissant certains espaces d’autonomie.
Sans surprise, le gouvernement blâma l’action de l’étranger pour expliquer cette vague de protestations dont tout montre pourtant qu’elle est totalement intestine, suscitée peut-être autant par la disparition, inscrite dans la Constitution en mars 2018, de la limitation du nombre de mandats de Xi Jinping que par les trois années de politique du zéro Covid. Le règne sans fin de Xi Jinping paraît d’autant plus long ces jours-ci que vient de disparaître Jiang Zemin, un leader avec lequel les Chinois avaient davantage d’affinités qu’avec “Oncle Xi”. C’est à Shanghai que, le samedi 26 novembre au soir, autour de la rue Urumqi (tout un symbole), de premiers manifestants appelèrent | Xi Jinping à démissionner. Le lendemain, le mouvement reprit de plus belle et la répression s’intensifia : cette vidéo montre par exemple un homme brandissant un bouquet de fleurs et demandant à voix haute si c’est un crime être emmené dans une voiture de police non sans avoir clamé que “nous, les Chinois, devons être un peu plus courageux“. L’intervention brutale des forces de l’ordre mit un terme aux principales manifestations et frappa quelques Occidentaux au dépit des citoyens chinois.
Il faut dire que, passé l’effet de surprise créé par cette imprévue indiscipline, l’état totalitaire communiste se mit en marche en tirant parti de son système tentaculaire de surveillance numérique, comme l’illustre cette anecdote relatée par The New York Times : “Lorsque M. Zhang alla manifester à Pékin contre la politique de la Chine en matière de Covid, il pensait passer inaperçu. Il portait une cagoule et des lunettes de protection pour couvrir son visage. Quand il lui sembla que des policiers en civil le suivaient, il se cacha dans des buissons et changea de veste. Il distança ainsi ses cerbères. Cette nuit-là, lorsque M. Zhang, âgé d’une vingtaine d’années, rentra chez lui sans être arrêté, il se pensa hors de danger. Mais la police l’appela le lendemain. Les policiers savaient qu’il était sorti de chez lui car ils avaient pu détecter que son téléphone mobile se trouvait dans la zone des manifestations, lui dirent-ils. Vingt minutes plus tard, alors qu’il ne leur avait pas dit où il vivait, trois agents frappèrent à sa porte“. La mésaventure de M. Zhang est représentative de ce qu’ont subi tant et tant d’autres manifestants pacifiques qui ont vu, eux aussi, des policiers débarquer chez eux, les terroriser et chercher sur leurs smartphones des applications occidentales interdites, comme c’est désormais aussi la pratique des forces de l’ordre dans les rues. Quand ce n’est pas le traçage des smartphones qui trahit les protestataires, ils sont repérés par les millions de caméras installées dans les villes et les logiciels de reconnaissance faciale qui analysent les images pour identifier les citoyens insoumis. Alors que ce système de surveillance numérique était jusqu’à présent surtout utilisé contre les dissidents, les minorités ethniques et les travailleurs étrangers, c’est probablement la première fois qu’il est mis en oeuvre à si grande échelle contre la classe moyenne chinoise. Cette numérisation du totalitarisme confère une issue différente à cette vague de protestations qu’à la précédente de même ampleur qui s’était achevée en 1989 dans le sang sur la place Tiananmen : un interrogatoire serré avec des policiers et des menaces dissuasives pour prévenir toute récidive permettent de décourager la plupart des manifestants.
Parallèlement, le gouvernement communiste a encore renforcé la censure de l’espace numérique et fait en sorte d’empêcher tout recours à des VPN (virtual private networks) qui permettent de la contourner. Au cours des dernières années, l’Internet chinois étant de plus en plus réglementé, les Chinois apprirent en effet à utiliser des VPN pour accéder à des applications occidentales afin de pouvoir collecter des informations dignes de foi (en particulier sur Twitter où, entre autres, le compte d’un Chinois établi en Italie est parmi les plus suivis) et les rediffuser (notamment via Telegram). Apple, qui n’est jamais avare d’une bassesse morale pour venir en aide au totalitarisme chinois, a d’ailleurs réduit il y a un mois l’utilité pour les résistants de sa fonctionnalité de partage local de fichiers AirDrop en limitant, uniquement dans l’empire du Milieu, la visibilité des iPhones par d’autres personnes à seulement dix minutes à la fois.
Enfin, pour compléter cette politique du tout-répressif, l’Etat a annoncé le relâchement de certaines contraintes procédant de sa stratégie de lutte contre le Covid. Or, malgré – ou en raison de – trois années de politique du zéro Covid, la Chine est mal préparée à faire face aux conséquences d’un assouplissement en la matière. Selon les propres données du gouvernement, les investissements dans l’expansion des infrastructures médicales, telles que les lits d’hôpital, ont ralenti pendant la pandémie, les ressources financières étant consacrées aux tests et aux quarantaines. Incidemment, les mêmes causes ont produit des effets dévastateurs à Hong Kong qui pâtit de l’un des taux de mortalité par habitant les plus élevés au monde cette année. Quant à la démarche vaccinale, elle représente un échec patent, en particulier parce que, pour des motifs idéologiques, l’Etat chinois refuse d’avoir recours à des vaccins occidentaux plus efficaces que ses propres productions. Le résultat est qu’un grand nombre de citoyens vulnérables, au premier rang desquels les Chinois les plus âgés, sont très mal protégés contre le virus. Une analyse récemment menée par l’entreprise de recherche en sciences de la vie Airfinity a d’ailleurs montré que la levée de la politique du zéro Covid pourrait mettre en danger de mort entre 1,3 et 2,1 millions de personnes.
Une autre conséquence de la politique du zéro Covid est que les confinements imposés à plusieurs centaines de millions de personnes chez eux ou dans des centres dédiés – probablement la plus grande initiative de privation de liberté de l’Histoire – eut pour conséquence que les Chinois regardèrent intensément la Coupe du monde de football à la télévision, n’ayant rien d’autre à faire. Ils découvrirent avec rage que le reste de la planète, loin d’être “au bord du gouffre” comme l’affirme la propagande communiste, vit normalement malgré le Covid, sans même porter de masques dans les stades du Qatar, découverte qui généra une nouvelle forme de censure.
Viktor Frankl, psychiatre et fondateur de la logothérapie, la théorie du sens de la vie, écrit dans son chef d’oeuvre2 que “tout peut être pris à un homme, sauf une chose : la dernière des libertés humaines, celle de choisir son attitude dans une situation donnée“. C’est ce que confirme le peuple chinois en détournant la conduite que le pouvoir veut lui imposer : le silence.
La plus grande remise en cause d’un oppresseur est parfois de réaliser son aspiration.
—
1 “The Freedom of the Press”, préface proposée pour “La ferme des animaux”.
2 “Man’s Search for Meaning”.