6 octobre 2015 | Blog, Blog 2015, Marketing | Par Christophe Lachnitt
Pourquoi la publicité doit se réformer
Les systèmes de blocage des publicités, tout méprisables qu’ils me paraissent, pourraient avoir le mérite de susciter un débat productif sur l’avenir du marketing à l’ère numérique.
La publicité numérique présente aujourd’hui deux faiblesses majeures :
- pour les publics cible, elle est trop intrusive et pas assez attrayante ;
- pour les annonceurs, elle n’est pas assez performante.
Si la première de ces deux affirmations est évidente (et la raison du succès des systèmes de blocage), la seconde peut paraître plus surprenante. En effet, l’industrie du marketing a longtemps cru que les capacités de ciblage et de mesure offertes par les technologies numériques allaient ouvrir un nouvel âge d’or du marketing numérique.
Or il s’avère que la situation est beaucoup plus contrastée. L’une des principales explications tient au développement inextinguible des robots logiciels. Ceux-ci représentent aujourd’hui une part non négligeable des audiences numériques : selon une étude de l’Association des Annonceurs Américains (Association of National Advertisers), 11% des bannières et 23% des publicités vidéo sont vues par des robots. Ces audiences artificielles devraient coûter 6,3 milliards de dollars aux marques outre-Atlantique cette année.
L’univers numérique n’est donc pas l’eldorado du ROI1 qu’il semblait être il y a peu encore. Ce constat amène les annonceurs à être de plus en plus intrusifs dans leurs démarches publicitaires numériques, ce qui alimente le succès naissant des solutions de blocage. En outre, les marques ne disposent pas d’un système d’audit indubitable leur permettant de distinguer les sites Internet qui achètent du faux trafic de ceux qui se comportent de manière éthique2. Et l’essor de la publicité programmatique3 n’arrange rien car l’automatisation ne porte pas à séparer le bon grain de l’ivraie numérique.
L’industrie de la publicité, qui commence à se saisir sérieusement de ce problème, tient là un premier volet de la réforme qu’elle doit engager : s’assurer que les audiences numériques sont moins virtuelles que l’environnement dans lequel elles opèrent.
Cette réforme concerne également les médias : les plus responsables doivent mieux démontrer et mettre en valeur la droiture de leur approche. Celle-ci deviendra en effet à terme aussi importante pour leur survie que la qualité de leurs contenus ou leur maîtrise des nouvelles pratiques numériques de leurs publics.
Le deuxième volet de la réforme de la publicité a trait à son attractivité.
En effet, les médias et annonceurs peuvent prôner de concert le blocage des systèmes de blocage mais ce n’est pas une solution porteuse d’avenir. Les quinze dernières années ont montré qu’il est impossible d’arrêter par le haut une révolution numérique initiée par la base. Certes, le blocage des publicités ne constitue pas encore une révolution numérique mais la menace est cependant patente pour l’industrie de la publicité et les médias.
Cependant, les propositions qui sont avancées pour faire face à cette menace ne sont pas toutes pertinentes.
Pour ne considérer que la personnalité dont les suggestions ont eu le plus d’écho ces derniers jours, le célèbre professeur américain de journalisme Jeff Jarvis a publié un long article sur Medium pour donner sa vision de la publicité qu’il aimerait voir prospérer dans le futur. J’exagère à peine si je résume son propos en estimant qu’il veut que la publicité devienne du journalisme.
Il explique ainsi que la publicité doit être utile, ce qui le conduit à affirmer qu’une campagne faisant la promotion d’une marque, et non d’un produit ou d’un service, est sans intérêt (“une publicité qui me dit combien votre entreprise est belle m’est inutile. La publicité doit être informative“).
Avec cette position absurde, Jeff Jarvis va à l’encontre de la modernité qu’il entend incarner. En effet, les études montrent que, de nos jours, les consommateurs tiennent plus compte que jamais, dans leur décision d’achat, des valeurs portées et mises en oeuvre par les marques. Or les publicités corporate ont notamment pour objectif – et utilité – d’informer le public sur ces valeurs.
Elles les présentent naturellement sous leur meilleur jour et il appartient aux journalistes de les ramener à la réalité par leurs enquêtes lorsque c’est nécessaire. Mais ce n’est pas en interdisant aux marques de donner du sens à leur activité qu’on fera progresser l’attractivité de la publicité.
Même dans les publicités relatives à des produits ou services, il serait stupide pour les entreprises de se limiter aux seuls éléments purement informatifs dont Jeff Jarvis prône l’usage exclusif. Il est en effet établi depuis longtemps que les émotions jouent un rôle déterminant dans les décisions d’achat des consommateurs et l’une des principales missions de la publicité est de susciter les émotions qui déclencheront, directement ou indirectement, un achat.
Jeff Jarvis souligne que les publicités devraient être plus engageantes et on ne peut que l’approuver sur ce point. Mais, de même qu’il serait irréaliste d’exiger de l’industrie des médias que tous ses membres produisent un journalisme de qualité équivalente à celui du New York Times, il est illusoire de proposer comme solution aux problèmes de la publicité que la qualité de toutes ses créations augmente.
Incidemment, si baisse de la qualité créative des publicités il y a (ce qui reste à démontrer), elle est à mon sens davantage liée à l’explosion du nombre de publicités (en raison de l’augmentation de l’offre d’espaces publicitaires) qu’à une détérioration de la production des principaux acteurs du marché.
En outre, la qualité créative est loin d’être le seul problème de la publicité numérique. La gêne (pop-ups, trackers, spots démesurément longs avant de voir une vidéo très courte…) qu’elle occasionne dans la consommation de leurs contenus est probablement plus négative encore dans la perception que les internautes en ont.
Jarvis explique ensuite que les médias devraient prendre le pouvoir vis-à-vis des annonceurs et agences en (i) validant la nécessité de leurs recueils de données consommateur et (ii) en donnant la possibilité à leurs audiences de faire le tri entre les publicités qu’elles acceptent et celles qu’elles rejettent. Jarvis prend à cet égard l’exemple de Volkswagen en expliquant que les médias devraient désormais exiger de la marque allemande que ses publicités détaillent ce qu’elle fait pour régler la crise qu’elle a déclenchée.
C’est une proposition aussi chimérique que dangereuse. En effet, en vertu de quoi serait déterminée la réelle volonté des audiences des médias à l’égard des marques (vont-ils organiser des sondages représentatifs ?) et dans quel délai par rapport aux impératifs de création et de diffusion des campagnes de publicité ? Jarvis croit-il que les entreprises vont accepter d’investir dans la création et la production de publicités dont elles se verront ensuite interdire la diffusion par les médias ? Pense-t-il que les médias, dont on constate les compromissions déontologiques à l’égard de la publicité native et dont on a pu observer l’incapacité à s’entendre face aux attaques inacceptables de Donald Trump, seront capables de mettre de côté leurs enjeux financiers pour refuser de concert la diffusion de campagnes de publicité ? Et quelle serait d’ailleurs la légalité d’une telle stratégie ?
Outre le fait que cette proposition est totalement irréaliste, elle présente aussi l’originalité uchronique d’envisager le monde publicitaire comme si les médias avaient encore le pouvoir dont ils jouissaient il y a trente ans. Or, avec le surplus d’offre d’espaces publicitaires qui caractérise l’époque actuelle, cette vision est aberrante.
Ce ne sont pas les médias, considérés globalement, qui forceront l’industrie de la publicité à se réformer mais les annonceurs, un par un, campagne par campagne. Car, non seulement les médias n’ont pas le pouvoir, mais en outre ils n’ont pas la motivation pour ce faire. Une telle démarche les conduirait à court terme à perdre des revenus alors que beaucoup d’entre eux luttent déjà pour leur survie4.
Les annonceurs, en revanche, sont animés de la plus forte des motivations à leurs yeux : augmenter leur ROI1. C’est pourquoi, bien qu’il n’existe pas de solution miracle aux problèmes actuels de la publicité, ils ont tout intérêt à améliorer le ciblage et la qualité créative de leurs campagnes, à ne pas avoir recours à des tactiques de diffusion dégradantes pour leurs marques et à penser la publicité, comme les autres activités de marketing, dans une optique horizontale de communication avec leurs publics et non plus verticale de communication vers ceux-ci.
La réforme de la publicité sera davantage endémique que systémique.
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1 Retour sur investissement.
2 C’est l’une des raisons pour lesquelles la récente décision de Facebook d’adopter les méthodes de vente et de mesure de la performance publicitaire de la télévision est si importante.
3 La publicité programmatique utilise les données créées par notre activité numérique (les sites que nous visitons, les thèmes que nous recherchons, le temps que nous passons à lire des contenus, les publicités sur lesquelles nous cliquons…) pour cibler très précisément et automatiquement les messages marketing qui nous sont présentés sur les pages web que nous explorons. Les enchères en temps réel (real-time bidding ou RTB), une composante de la publicité programmatique, sont une méthode d’achat et de vente des espaces publicitaires numériques. Les enchères se déroulent automatiquement dans le temps qu’il faut à notre navigateur Internet pour charger la page que nous souhaitons voir. Le plus souvent, ce processus est opéré automatiquement par une plate-forme technique qui met en relation les vendeurs d’espaces publicitaires et les annonceurs ou leurs agences. Pendant que notre page web se charge dans notre navigateur, les informations relatives à notre profil sont transmises aux annonceurs. Ceux qui sont intéressés peuvent alors lancer les enchères. La publicité du mieux-disant sera celle que nous verrons lorsque la page aura été chargée en quelques milli-secondes (ou secondes en fonction du temps de chargement des autres éléments de la page, au premier rang desquels les “trackers“). La publicité programmatique peut également être opérée en temps décalé.
4 A ce sujet, AdAge a calculé ce que coûterait la consommation de contenus si la publicité était complètement éliminée selon le rêve des utilisateurs de systèmes de blocage : l’abonnement aux seules éditions numériques du New York Times coûterait 334 dollars par an contre 195 aujourd’hui et l’utilisation de Facebook reviendrait à 12 dollars par an (ce qui réduirait sa communauté d’utilisateurs actifs à 375 millions d’internautes et diminuerait ses profits de 75%). Quant à BuzzFeed, il disparaîtrait.