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Toute vérité n'est que perception

La presse écrite bénéficie-t-elle encore d’une influence consubstantielle à son support papier ?

Il y a quelques jours, Nicolas Beytout, fondateur et patron du journal L’Opinion, était interviewé sur Radio Classique à l’occasion du dixième anniversaire de son quotidien.

Il déclara alors :

Le papier a une vertu que l’Internet n’a pas : c’est l’influence. Le papier est un produit d’influence. Et, pendant des années, j’ai continué et continue à le répéter : le digital, c’est l’audience, le papier, c’est l’influence“.

Je respecte beaucoup Nicolas Beytout en tant qu’entrepreneur et créateur d’un média d’information. Et j’admire le succès entrepreneurial et éditorial de L’Opinion. Mais je dois avouer que je dus réécouter le podcast de l’émission avant d’en croire mes oreilles.

Son propos pose en effet trois problèmes évidents.

En premier lieu, il est manifestement et irrémissiblement faux. Ainsi, par exemple, dans la population et parmi les décideurs, Mediapart, média tout-numérique, a-t-il largement plus d’influence que L’Humanité, qui conserve une édition papier. Chez les jeunes, le YouTubeur Hugo Décrypte a certainement plus d’influence que tous les journaux papier réunis. Plus globalement, on ne compte plus les chefs d’Etat, à travers le monde, qui ont gagné des élections en contournant les organes de presse écrite – et la plupart des médias d’information classiques – pour s’adresser directement aux électeurs sur des canaux numériques.

En réalité, la distinction entre influence, supposée apanage du papier, et audience, prétendue prérogative du numérique, est délicieusement surannée. Les gardiens du temple médiatique et autres leaders d’opinion qui régnaient à l’ère analogique ont perdu de leur superbe et de leur ascendant sur les citoyens : avec la révolution numérique, ceux-ci ont acquis une influence inédite, en particulier sur les réseaux sociaux. Lorsqu’il n’y a plus d’intermédiation, un contenu sans audience est sans influence.

Nicolas Beytout – (CC) Europe1

A moins, et c’est le deuxième problème que pose l’assertion de Nicolas Beytout, de considérer que seule l’influence sur quelques élites importe. Dans son esprit, L’Opinion en version papier a-t-il de l’influence parce qu’il est lu sous cette forme par les décideurs politiques et économiques ? Outre que cette conviction reviendrait à interdire à ces derniers l’usage d’un smartphone ou d’une tablette pour feuilleter L’Opinion, elle est incroyablement aristocratique. L’horizontalisation de nos Sociétés engendrée par la révolution numérique induit que les relations et les rapports de force entre les détenteurs de pouvoir (quelle que soit la nature de celui-ci) et les citoyens-salariés-consommateurs ont radicalement évolué. Dans le domaine des contenus qui nous intéresse, ce phénomène induit que tous les points de vue, qu’ils émanent d’un prix Nobel ou d’un béotien, ont la même autorité sur Internet. L’avis de celui-ci peut même avoir plus d’influence que l’opinion de celui-là car il est généralement formulé plus émotionnellement, gage de viralité.

Une étude dont j’avais fait mention dans mon dernier livre en date consacré à la menace que fait peser la révolution numérique sur la démocratie, met en évidence les conséquences de cette dynamique : lorsque les internautes découvrent un article sur un réseau social, ils jugent sa fiabilité en fonction de la personne ou l’organisation qui l’a partagé et non de celle qui l’a écrit. Ainsi accordent-ils davantage leur confiance à un article publié par une source insondable et partagé par une personne qu’ils connaissent qu’à un article écrit par une source réputée et partagé par quelqu’un auquel ils ne se fient pas. Pis, lorsqu’un article est relayé par une personne de confiance, les internautes sont prêts à recommander sa source à leurs amis, même s’il s’agit d’un faux site d’information. En d’autres termes, une personne est jugée crédible non pas lorsqu’elle connaît un sujet mais lorsqu’elle connaît celui ou celle qui en juge. La crédibilité rationnelle héritée des Lumières a fait place à une crédulité relationnelle. Influence et audience ne peuvent donc plus être distinguées comme le croit Nicolas Beytout pour s’adjuger la première, réputée plus noble, et laisser la seconde au cloaque numérique.

L’approche élitiste du patron de presse pourrait également s’attacher au prestige de sa publication. Il est vrai que certains journaux ou magazines disposent d’un éclat qui bénéficient à celles et ceux qui s’y expriment – on peut penser en Europe au Financial Times ou à The Economist. Il me semble qu’il n’existe plus vraiment de tels organes de presse en France et que, quoi qu’il en soit, L’Opinion ne peut pas prétendre à ce statut.

En troisième lieu, Nicolas Beytout confond mode de diffusion et impact en croyant que le seul papier lui confère une influence inaccessible à ses concurrents numériques. Ce faisant, il déprécie le travail de ses journalistes : c’est en effet la qualité des contenus de L’Opinion qui est la source de son influence et pas le support sur lequel ils sont distribués. Alors que nous visionnons en moyenne l’équivalent de 91 mètres de contenus sur nos smartphones chaque jour, la compétition pour capter et conserver notre attention ne peut se réduire à un mode de diffusion. De surcroît, si compétition pour l’attention il doit y avoir, le papier est largement déficient face au numérique en termes de propagation et de viralité. En pensant qu’il bénéficie d’une influence consubstantielle au média papier, Nicolas Beytout se tire donc une balle dans le pied : il aurait beaucoup plus d’influence s’il travaillait davantage son rayonnement numérique.

Longtemps, après le début de la révolution numérique, les dirigeants de presse écrite crurent que leur mission était de produire du papier et non de l’information. De ce fait, ils se méprirent sur la force de leur monopole de distribution face au numérique. Aujourd’hui, à l’ère de l’économie de l’attention, Nicolas Beytout semble accorder au papier une vertu différente mais tout aussi erronée.

Souhaitons que sa vision à ce sujet n’entrave pas le développement de L’Opinion auquel je profite de cet article pour souhaiter un excellent dixième anniversaire et une longue vie : le paysage politique et éditorial français a en effet besoin de sa contribution originale.

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