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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

La relation de Facebook à l’Holocauste symbolise sa faillite morale et stratégique

Facebook a annoncé sa décision de bannir les messages qui nient ou travestissent la réalité de la Shoah.

Dans l’explication de sa décision, le groupe de Mark Zuckerberg cite un sondage récemment réalisé outre-Atlantique qui montre que 23% des 18-39 ans affirment que l’Holocauste est un mythe, que la relation qui en est faite est exagérée ou qu’ils ne savent pas s’il a vraiment existé.

Incidemment, le Groupe ne s’est même pas donné la peine de citer sur son blog le commanditaire de cette enquête d’opinion (en l’occurrence Claims Conference, une ONG qui cherche à ce que justice soit rendue aux victimes de la Shoah et s’évertue à prendre soin d’elles au quotidien) ou d’inclure un lien vers ses résultats. Cette étude n’est pour Facebook qu’un outil de communication, un moyen de se justifier. En aucun cas un vecteur de respect, de pédagogie ou de questionnement sur son propre rôle dans cette perversion de la perception de l’Holocauste. Cette attitude en dit long sur les ressorts internes du Groupe.

Pourtant, le sondage auquel Facebook fait référence mériterait davantage de retentissement afin que les citoyens et leurs dirigeants puissent réaliser ce qui est en jeu ces temps-ci. En effet, il signale notamment que :

  • 63% des personnes interrogées ne savent pas que 6 millions de Juifs ont été tués pendant l’Holocauste ;
  • 48% ne peuvent pas citer le nom d’un camp de concentration ou d’un ghetto. 56% sont incapables d’identifier Auschwitz-Birkenau comme un camp de concentration. Seulement 6% connaissent Dachau et 1% Buchenwald ;
  • 11% croient que la Shoah fut causée par les Juifs ;
  • 49% ont été exposés, sur les réseaux sociaux ou Internet, à des messages niant ou dénaturant l’Holocauste, une donnée que Facebook s’est bien gardé, comme celles qui précèdent, de citer dans l’article de son blog.

En réalité, pour le Groupe, la Shoah est un sujet comme un autre, un enjeu de modération de contenus pas plus significatif (dans les deux sens du terme) que l’interdiction de la nudité ou du spam sur sa plate-forme.

En témoigne l’incroyable affirmation de Mark Zuckerberg il y a deux ans à ce sujet :

Je suis juif. Il existe des gens qui nient l’existence de l’Holocauste et je trouve cette position profondément offensante. Mais je ne crois pas que nous devrions supprimer ce type de contenus de notre plate-forme.

En effet, je considère qu’il est des sujets sur lesquels différentes personnes se trompent ; je ne pense pas qu’elles le font intentionnellement. Il est difficile de comprendre et mettre en doute leurs intentions. 

Quel que soit le caractère détestable de certains de ces contenus, il m’arrive également de me tromper lorsque je prends la parole publiquement. Je suis certain que beaucoup de personnes publiques que nous respectons se trompent parfois aussi et je n’estime pas qu’il soit approprié de dire : ‘Nous allons interdire l’accès à notre plate-forme à une personne parce qu’elle se trompe, même si elle se fourvoie plusieurs fois’”.

La notion selon laquelle les négationnistes de la Shoah seraient de bonne foi et ne réfuteraient pas volontairement la réalité du plus grand génocide de l’Histoire laisse pantois, surtout lorsqu’elle est exprimée par l’individu qui a le plus grand contrôle de tous les temps sur la manière dont la population mondiale s’informe.

Il s’agit ni plus ni moins d’une forme de négationnisme, certes pas des actes antisémites mais des idées qui les soutiennent1. Or, quand Mark Zuckerberg s’aveugle ainsi, il offre à l’obscurantisme un terrain d’expression sans égal sur ses plates-formes.

De fait, sa faillite morale se traduit par une ruine civique.

Mark Zuckerberg – (CC) Anthony Quintano

La deuxième débâcle de Facebook est d’ordre stratégique.

L’élément le plus permanent de la vision de Mark Zuckerberg est la défense d’une liberté d’expression absolue. Sa position à ce sujet fut théorisée dans le discours qu’il prononça le 17 octobre 2019 au sein de l’Université de Georgetown, dans lequel il affirma notamment :

Je ne pense pas que la plupart des gens veuillent vivre dans un monde où vous ne pouvez mettre en ligne que des choses que les entreprises de nouvelles technologies considèrent 100% vraies“.

Le problème, et l’échec stratégique de Mark Zuckerberg à cet égard, est que la liberté d’expression absolue qu’il appelle de ses voeux, et à laquelle j’adhère sur le principe, est incompatible avec le modèle opérationnel de Facebook.

Le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux, qui privilégie l’engagement émotionnel de leurs membres pour maximiser la durée de leur utilisation du service et donc leur potentiel publicitaire, a pour conséquence la promotion des contenus les plus avilissants.

Ainsi, comme je l’explique dans mon dernier livre en date, “Prêt-à-penser et post-vérité“, consacré à la perversion numérique de la démocratie, chaque mot d’indignation ajouté à un tweet augmente-t-il son nombre de retweets de 17%. Pour engager les êtres humains, il suffit malheureusement trop souvent de les enrager.

La combinaison d’une liberté d’expression absolue et de cette promotion algorithmique des plus bas instincts humains constitue une bombe à fragmentation pour nos démocraties. En d’autres termes, l’objectif philosophique de Mark Zuckerberg et le vecteur de monétisation de Facebook sont incompatibles.

“Zuck” refusa d’admettre cette évidence durant des années. Il attendit par exemple que Facebook fut pointé du doigt dans un rapport des Nations unies, en raison de son rôle dans le génocide perpétré par l’armée birmane, pour fermer les comptes de dirigeants militaires qui y attisaient la haine contre la minorité religieuse, les Rohingyas (de confession musulmane), qu’ils décimaient.

Au-delà de la contradiction inhérente à la raison d’être de Facebook, c’est d’ailleurs l’autre fil conducteur de l’activité du Groupe : il attend toujours qu’il soit trop tard pour s’attaquer aux problèmes qu’il engendre ou, plus souvent, faire semblant de s’y atteler tant Facebook est passé maître dans l’annonce de mesures qu’il ne met ensuite pas en oeuvre.

Sa décision relative à l’Holocauste constitue une nouvelle illustration de cette approche délétère : c’est seulement lorsque 49% des jeunes adultes américains ont été exposés à des messages niant ou dénaturant l’Holocauste que Mark Zuckerberg se décide à annoncer des changements aux pratiques de sa plate-forme.

Il est d’ailleurs manifeste que les pressions politiques et réglementaires qui pèsent de manière croissante sur le Groupe l’amènent à annoncer de plus en plus de décisions allant à l’encontre de sa vision quant aux bienfaits de la liberté d’expression totale.

Mais, qu’elles concernent l’Holocauste, le mouvement conspirationniste QAnon2 ou les anti-vaccins, ces mesures sont toujours trop tardives et timides. Ainsi, les antisémites pourront-ils peut-être moins promouvoir leur négationnnisme sur Facebook mais, grâce au cryptage des contenus échangés sur WhatsApp, ils pourront toujours fomenter des actes terroristes sur les services du Groupe. Et que tous les amoureux des droits de l’Homme se rassurent : celui-ci a pris la peine de préciser que sa nouvelle règle ne s’applique qu’à la Shoah. Il est donc toujours possible de nier ou travestir la réalité des autres génocides (Arménie, Rwanda…). Parallèlement, Facebook vient certes d’interdire les publicités anti-vaccins mais pas les messages de nature identique échangés par ses membres.

Dans ce cadre, l’inconséquence stratégique de Facebook fut parfaitement exprimée par Nick Clegg, son directeur des affaires publiques et de la communication, dans un récent éditorial, dont le titre constitue d’ailleurs l’un des plus grands mensonges jamais proférés par un porte-parole corporate : “Facebook ne bénéficie pas de la haine“.

Il y écrit :

Plus de 100 milliards de messages sont diffusés sur nos services chaque jour. […] Une toute petite fraction de ces milliards d’interactions sont haineuses. Lorsque nous trouvons des messages haineux sur Facebook et Instagram, nous appliquons une tolérance zéro et les retirons. […] Malheureusement, la tolérance zéro n’est pas gage de conséquence zéro. Avec autant de contenus mis en ligne chaque jour, supprimer la haine revient à chercher une aiguille dans une botte de foin“.

Autant le dire, la malhonnêteté intellectuelle de cette prose est remarquable.

Tout d’abord, Nick Clegg nous explique que la tolérance zéro ne se traduit en fait pas par une tolérance zéro. La tolérance zéro, chez Facebook, concerne seulement les intentions, pas les actes. Le Groupe se satisfait d’afficher un objectif de tolérance zéro tout en affirmant son incapacité à jamais l’atteindre.

En outre, le volume de contenus censément trop important pour être régulé n’est miraculeusement plus trop grand lorsqu’il s’agit de le monétiser. Les dirigeants de Facebook sont ainsi comptables de leurs profits mais pas de leurs responsabilités. Dans aucune autre industrie ne tolérerait-on qu’une entreprise s’adjuge les revenus liés à son activité sans assumer les conséquences de celle-ci. Imagine-t-on par exemple Boeing affirmer que les problèmes techniques rencontrés par le 737 MAX sont insolubles mais qu’il doit cependant continuer à voler malgré les risques encourus par les équipages et passagers ?

Si la modération des contenus mis en ligne sur les plates-formes numériques est humainement et techniquement impossible dans le cadre de leur fonctionnement actuel et que cette absence de modération menace notre vie en commun, faut-il privilégier la survie de nos Sociétés ou la prospérité des entreprises qui la mettent en péril ?

1 Lesquelles sont différentes, parce que volontaires, de l’ignorance mise en exergue par le sondage réalisé par Claims.

2 Possible héritière de la conspiration “pizzagate”, la théorie QAnon* a été inventée par une créatrice de vidéos YouTube et deux modérateurs du forum 4chan. Elle se fonde sur des messages publiés sur des fora souterrains – 4chan puis 8chan – par “Q”, soi-disant un officier militaire de haut rang. Il y relate la guerre secrète que Donald Trump mène censément contre l’Etat profond (“deep state”), une structure de pouvoir parallèle qui l’empêcherait d’exercer ses prérogatives, et des criminels encadrés par des dirigeants démocrates tels que Hillary Clinton et des célébrités de Hollywood. QAnon gagna en popularité, notamment en passant de 8chan au forum plus grand public Reddit puis à Facebook. Elle a provoqué des violences dans la vie réelle, au premier rang desquelles un assassinat pour le moins étonnantun incendie déclenché en Californie du Sud pour frapper les élites locales et deux affrontements séparés entre deux individus armés et la police en Arizona. L’antenne de Phoenix du Federal Bureau of Investigation (FBI) a d’ailleurs identifié QAnon comme une menace terroriste intérieure croissante.

* Dans le langage des fora Internet, “Anon” fait référence à un utilisateur anonyme.

3 Et de leurs confrères et consoeurs.

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