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Toute vérité n'est que perception

Charlie Hebdo : la France a toujours préféré Rousseau à Voltaire

En guise d’hommage avant la marche républicaine, réflexion sur la liberté d’expression dans le contexte de l’atteinte – inédite en France – qu’elle a subie lors de l’assaut sur Charlie Hebdo.

Le siècle des Lumières fut notamment marqué par le débat philosophique – et la querelle personnelle – entre Jean-Jacques Rousseau et Voltaire. Ce débat forgea dans une grande mesure l’histoire politique ultérieure de notre pays. Ma conviction est que l’une de ses ramifications se retrouve jusque dans l’attaque sur Charlie Hebdo.

Dans Du contrat social*, Rousseau énonce la théorie selon laquelle, si le pouvoir étatique émane de la volonté du peuple, la liberté individuelle doit être sujette au dessein collectif incarné par l’Etat. A ses yeux, la souveraineté du peuple est garante de la liberté individuelle. Celle-ci est assurée par le fait que la loi s’impose à tous les citoyens, qui sont égaux devant elle. L’homme est libre parce qu’il dépend de la loi commune et non des caprices d’un autre homme.

L’implication de cette logique est claire : la puissance publique doit subsumer l’essence privée. Elle est d’ailleurs exprimée par Rousseau dans Du contrat social :

Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la Patrie, le garantit de toute dépendance personnelle“.

La vision de Voltaire pourrait difficilement être plus opposée à celle de Rousseau.

A partir de ce qu’il a observé durant son long séjour en Angleterre, il professe que le droit de propriété favorise la liberté individuelle des citoyens tout en les affranchissant sur le plan politique grâce à l’indépendance qu’il leur confère. Les libertés économique et politique se nourrissent ainsi mutuellement. Dans ce cadre, Voltaire mène un combat permanent pour la liberté d’expression.

Dans la culture française, la vision de Voltaire est résumée par une célébrissime citation :

“Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire“.

Cette phrase a été répétée à l’envi depuis l’assaut contre la rédaction de Charlie Hebdo. Voltaire ne l’a pourtant jamais écrite ou prononcée même si elle reflète sa position dans l’affaire Helvétius.

Rousseau (à gauche) et Voltaire

Rousseau et Voltaire

La France cite Voltaire mais elle accrédite Rousseau.

Ce dernier, en effet, exprime l’aspiration nationale à conjuguer liberté et égalité grâce à l’intervention de l’Etat. C’est l’une des raisons pour lesquelles Rousseau est l’un des pères intellectuels de la Révolution française et de notre matrice politique.

La liberté d’expression n’a pas la même place dans les pensées respectives de Rousseau et Voltaire. Pour celui-là, elle est relative car conditionnée au projet collectif alors que, pour celui-ci, elle est absolue car constituée en droit individuel inaliénable.

C’est dans ce cadre que je voudrais aborder le massacre perpétré contre la rédaction de Charlie Hebdo – sans, naturellement, oublier les autres victimes des derniers jours. Indépendamment de la lutte à mort d’une organisation terroriste contre la France et l’Occident, ce carnage pose aussi question sur le penchant français pour une liberté d’expression relative.

Or la liberté d’expression ne se divise pas, elle ne se négocie pas. Tout compromis la concernant est une compromission. A cet égard, j’ai déjà exprimé sur Superception que j’étais beaucoup plus proche de la vision américaine d’une totale liberté d’expression, même si elle ne peut pas être parfaite dans sa mise en oeuvre quotidienne.

Dès qu’on encadre la liberté d’expression, on donne à une institution la responsabilité exorbitante de borner notre pensée. La liberté d’expression n’est pas la liberté de dire ce avec quoi la majorité du moment – représentée par ladite institution – est d’accord. La liberté d’expression ne peut être la manifestation d’un consensus. Sinon elle est une norme sociale. Liberté d’expression et consensus sont par nature antithétiques. La liberté d’expression est, dans l’esprit de Voltaire, la licence de tout dire, de tout écrire, de tout dessiner.

Comme l’a relevé Talleyrand à un autre sujet, “on ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste“. De fait, une Société démocratique forte résiste, au sens où elle ne s’altère pas sous l’effet d’une expression complètement libre, et fournit ainsi à ses citoyens un plus grand appui.

Dans ce sens, je considère que l’outrance, la provocation et, dans la sphère religieuse, le blasphème sont consubstantiels à la démocratie. Ils doivent naturellement s’exprimer dans le respect de la loi, y compris dans notre pays celle de 1905 qui est souvent valorisée de manière hypocrite. Mais la loi devrait, autant que possible, laisser l’expression libre pour se focaliser sur les actes.

Pour autant, la liberté d’expression n’exclut pas le respect. Au contraire, elle s’en nourrit. Ce respect passe notamment par la compréhension de ceux dont les principes ne s’accommodent pas de la provocation mise en oeuvre par Charlie Hebdo. La liberté d’expression va dans les deux sens : parler ou se taire (mais en laissant les autres s’exprimer).

De fait, les médias du monde entier ne sont pas obligés de publier les caricatures de Charlie Hebdo pour démontrer leur indépendance. Je trouve d’ailleurs très intelligente la double initiative du Guardian d’expliquer pourquoi il avait décidé de ne pas reproduire lesdits dessins et de faire un don de 100 000 livres au journal satirique français pour qu’il puisse continuer son activité. La provocation, elle non plus, ne doit pas être une norme.

A cet égard, Voltaire nous inspire.

Souvenons-nous, outre ses écrits, qu’il prit par exemple la défense et démontra l’iniquité du procès du jeune chevalier de La Barre, condamné en 1766 pour “avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, avoir chanté une chanson impie, avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le Dictionnaire philosophique du sieur Voltaire“.

La Barre eut les jambes brisées lors d’une séance de torture puis fut décapité. Son corps fut brûlé avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique posé sur sa poitrine.

Michael de Adder

Deux siècles et demi plus tard, dans le pays des libertés, des terroristes ont assassiné des éditorialistes – oui, un dessin est une forme d’éditorial.

Ce drame ne doit pas occulter le fait que Charlie Hebdo était jusqu’à cette semaine du mauvais côté du consensus national. On se souvient notamment du procès qui lui avait été intenté en 2007 pour la publication de caricatures de Mahomet et des attendus du jugement qui évoquaient, dans un parfait apologue rousseauiste, “les limites admissibles de la liberté d’expression“.

A l’époque, les opinions de Charlie Hebdo avaient failli être des délits. Depuis, le journal a subi des critiques régulières pour son usage censément excessif de la liberté d’expression.

Nul mieux que Daniel Cohn-Bendit, icône libertaire de Mai 68, n’incarne le paradoxe de l’opinion qui prévalait jusqu’à cette semaine dans notre pays. En 2012, après avoir traité les dirigeants du journal de “cons, il déclarait sur BFM :

Ce sont des masos, ils doivent aimer se faire mal. Ils se disent : on va frapper, comme ça on va avoir la police, on va avoir peur, ça va nous faire jouir ! Ils peuvent le faire, je ne suis pas pour l’interdire… Ils répondent à des cons musulmans, certes, mais il ne faut pas me dire qu’il n’y a pas de limites dans la provocation, ce n’est pas vrai“.

L’immense émotion générée par le carnage d’une grande partie de l’équipe de “masos” a changé la perception à l’égard de Charlie Hebdo, qui est désormais du bon côté du consensus national.

Mais l’évolution de sa légitimité illustre dramatiquement l’effet négatif de notre conception rousseauiste de la liberté d’expression : elle subordonne la liberté individuelle à la volonté collective, laquelle s’affirme dans des consensus successifs et erratiques.

Ainsi l’équipe de Charlie Hebdo a-t-elle été spoliée pendant des années d’une protection populaire symbolique, d’un appui de la Société à laquelle elle appartient. Ceux-ci lui ont été conférés à titre posthume par les manifestations qui illuminent la France depuis mercredi. Mais elles sont arrivées tragiquement trop tard.

Je partage certains principes philosophiques avec l’équipe de Charlie Hebdo (liberté d’expression, laïcité, antiracisme…) mais je n’ai absolument rien de commun avec elle sur le plan politique.

Pourtant, je considère ses membres suppliciés comme des combattants de la démocratie. Ils étaient prêts à mourir pour l’idée de liberté, même s’ils avaient peur, comme leurs proches l’ont révélé après le massacre, des menaces qui pesaient sur eux. C’est pourquoi leurs caricatures ne sont pas des actes gratuits mais l’incarnation d’un combat pour la liberté, et ce d’autant plus que leur satire religieuse vise toutes les croyances.

Beaucoup d’observateurs répètent depuis quelques années que Coluche et Pierre Desproges ne pourraient pas proférer de nos jours les propos qu’ils tenaient à leur époque. Notre Société est donc consciente de sa retraite. Il est temps qu’elle s’éloigne de Rousseau et se rapproche de Voltaire.

Ce dernier a écrit qu’il “faut, en mourant, laisser des marques d’amitié à ses amis, le repentir à ses ennemis et sa réputation entre les mains du public” (lettre à M. Koenig).

C’est ce qu’ont fait avec courage les membres de Charlie Hebdo et les autres victimes des terroristes.

* Je vous prie d’excuser l’excès potentiel de synthèse conceptuelle, par souci de concision, des quelques paragraphes qui suivent sur Rousseau et Voltaire.

NB : pour la première fois depuis la création de Superception, j’ai désactivé les commentaires sur cet article afin qu’il ne devienne pas le réceptacle d’insultes attentatoires à la mémoire des victimes des attaques terroristes des derniers jours.

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