2 novembre 2020 | Blog, Blog 2020, Communication | Par Christophe Lachnitt
Avec Biden comme avec Trump il y a quatre ans, la presse américaine a renoncé à jouer son rôle
Les adeptes de la démocratie peuvent s’en féliciter, car cela peut aider à défaire Donald Trump cette semaine, mais ce n’est pas sans risque.
Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré. – Christophe Lachnitt
Le parcours et la candidature de Joe Biden n’ont pas été examinés par les médias américains cette année, tout comme ceux de Donald Trump ne l’avaient pas été en 2016. Ce phénomène trouve des origines opposées à quatre années d’intervalle. Donald Trump ne fut pas investigué car les médias d’information traditionnels pensaient qu’il ne pouvait pas gagner l’élection alors que Joe Biden ne le fut pas parce qu’ils considéraient1 qu’il ne pouvait (et ne devait) pas la perdre2.
On a vu durant le mandat du Président républicain ce que l’absence de passage au crible d’un candidat à la Maison-Blanche provoque : la découverte par l’ensemble du peuple américain de la réalité de son programme et son caractère. Toutes proportions gardées, c’est le risque que court de nouveau l’Amérique avec l’ancien Vice-Président démocrate.
On a en effet constaté ces derniers mois une forme d’amnésie, voire d’omerta, médiatique sur les doutes qui ont jalonné le long parcours politique de ce dernier :
- son bilan contrasté dans certains domaines, par exemple la politique criminelle (il s’allia avec des sénateurs ségrégationnistes pour faire passer des lois qui favorisèrent l’incarcération de masse et frappèrent particulièrement les communautés noires du pays), les combats civiques (il s’opposa à la politique consistant à véhiculer en cars les enfants noirs vers des quartiers blancs pour qu’ils puissent y suivre une scolarité déségrégationnée) et les droits des femmes (lors de la confirmation à la Cour suprême de Clarence Thomas, dans laquelle il joua un rôle majeur, il ne défendit pas la cause des femmes qui accusèrent le juge de harcèlement sexuel) ;
- l’échec de ses deux précédentes candidatures à la Maison-Blanche en 1988 et 2008, la première notamment en raison d’une affaire de plagiats ;
- sa propension à commettre des gaffes et ne pas être d’une grande clarté dans plusieurs de ses déclarations et positions politiques ;
- sa tendance à enjoliver des épisodes de sa vie.
En réalité, dans l’élection qui va certainement, au-delà des manœuvres arbitraires tentées par Donald Trump, le porter à la Maison-Blanche (cf. encadré ci-dessous), Joe Biden bénéficia d’un double miracle. En premier lieu, il fit face à un Donald Trump démonétisé par quatre années de dérives politiques et éthiques. En second lieu, le Covid-19 élimina peu ou prou la campagne électorale, exercice dans lequel l’ancien élu du Delaware n’a jamais brillé.
La mortifère irresponsabilité du Président
Donald Trump continua de tenir des meetings bondés contre toute logique sanitaire en critiquant de surcroît le recours aux masques.
Une étude d’une équipe de l’Université de Stanford a d’ailleurs estimé que les dix-huit événements tenus par le Président entre juin et septembre résultèrent dans plus de 30 000 cas et 700 morts du Covid-19 supplémentaires.
Mais quand, comme Donald Trump, on s’aime, on ne compte pas.
Par ailleurs, la victoire de Joe Biden est un impératif de salubrité démocratique pour l’Amérique, qui risquerait des dérives autocratiques plus graves encore que celles qu’elle connaît depuis quatre ans si Donald Trump était réélu. Cet enjeu explique aussi la faible inclination des médias d’information, à la notable et répugnante exception de l’appareil de propagande ultra-conservateur3, à soumettre le candidat démocrate à l’examen journalistique que David Axelrod, le stratège des campagnes de Barack Obama, définissait comme “une IRM de l’âme“.
Au demeurant, l’impératif de régénération nationale qui sous-tend la candidature de l’ancien Vice-Président est porteur d’une promesse implicite – le sauvetage de l’Amérique par le successeur du plus mauvais Président américain depuis au moins 150 ans – qui s’avère d’autant plus dangereuse que la capacité de son paladin à la réaliser n’a pas été questionnée par les médias. De ce fait, la déception risquerait d’être d’autant plus cruelle si Joe Biden n’arrivait pas à répondre aux attentes placées en lui4. Or celles-ci pourraient effrayer un dirigeant politique aux dispositions et facultés largement supérieures aux siennes.
De Biden ou Trump, qui devrait l’emporter et comment suivre les résultats ?
Indépendamment des facteurs politiques et sociétaux qui expliquent mon pronostic en faveur de Joe Biden, il faut prendre en compte le fait que ce dernier l’emporterait même si les sondeurs avaient fait erreur cette année dans la même proportion qu’en 2016.
En outre, les sondages ont été très stables au cours de la campagne et avec une marge confortable en faveur de l’ancien Vice-Président.
Enfin, le nombre remarquable d’électeurs qui ont voté en anticipation du jour du scrutin rend un retournement de dernière minute beaucoup moins probable qu’il y a quatre ans*, et ce d’autant moins que le nombre d’indécis est au moins inférieur de moitié à celui de 2016.
En revanche, le mécanisme très particulier, et différent d’un Etat à l’autre, du comptage des votes rend plusieurs retournements prévisibles demain soir mardi et dans les jours qui suivront. En effet, certains Etats comptent d’abord les votes réalisés en amont du jour du scrutin alors que d’autres les dénombrent en derniers. Or, en général, les votes enregistrés en anticipation de l’élection devraient favoriser Joe Biden tandis que ceux effectués ce mardi devraient avantager Donald Trump. Il se peut donc que les résultats dans certains Etats (e.g. Caroline du Nord, Floride, Iowa, Ohio, Texas) privilégient le camp démocrate dans un premier temps avant de basculer vers les Républicains, alors que le processus inverse pourrait se produire au Michigan, en Pennsylvanie et au Wisconsin. Dans ce contexte, la Floride sera l’Etat à suivre dans la nuit de mardi à mercredi pour deux raisons au moins : (i) son importance déterminante dans la course aux 270 votes des grands électeurs et (ii) le fait qu’elle compte prioritairement les voix enregistrées en amont du scrutin et délivrera donc son verdict plus rapidement que d’autres Etats. Si vous voulez suivre l’élection encore plus précisément, dix comtés à travers les Etats-Unis (de la Pennsylvanie à l’Arizona) pourraient vous donner des indications précieuses.
Cela étant posé, un succès de Donald Trump dans les urnes reste possible même s’il n’a que 10% de chances de l’emporter contre 29% il y a quatre ans. Cette probabilité se fonde évidemment sur la pertinence des sondages réalisés depuis plusieurs semaines, dont la méthodologie devrait avoir tenu compte des errements constatés dans ce domaine en 2016.
Au final, une réélection de Donald Trump est à mon sens moins vraisemblable qu’une vague démocrate (notamment caractérisée par plus de 340 votes des grands électeurs en faveur de Joe Biden et des gains de siège au Sénat). Mais le rapport des forces dans la composition du collège électoral induit que la différence entre une victoire serrée de Donald Trump et un raz-de-marée démocrate tient à de faibles écarts de votes dans quelques Etats.
Ne pariez donc pas trop d’argent à partir de mon pronostic : je m’étais trompé il y a quatre ans, d’où ma relative prudence cette fois-ci. 😉
* Après la diffusion, le 28 octobre 2016, d’une lettre de James Comey au Congrès annonçant que le FBI allait de nouveau enquêter sur le serveur d’emails privé utilisé par Hillary Clinton pour conduire certaines affaires de l’Etat.
L’abdication des médias d’information durant cette élection ne produira pas les mêmes déboires pour la Nation américaine que ceux subis par celle-ci depuis quatre ans. Les valeurs humaines de Joe Biden sont en effet exceptionnelles et adaptées à la crise morale que traversent les Etats-Unis. Cette situation pourrait faire de lui une figure historique s’il sait s’entourer des responsables idoines pour manager les innombrables problèmes (constitutionnels, sanitaires, économiques, sociaux, sécuritaires5, géopolitiques, climatiques…) du pays, lesquels représentent les plus grands défis auxquels est confronté un Président américain depuis Franklin D. Roosevelt. Mais la renonciation médiatique n’est pas forcément moins dangereuse en 2020 qu’elle le fut en 2016 : si le mandat de Joe Biden devait être une déconvenue, il ouvrirait la voie aux avatars de Donald Trump6. Que ceux-ci soient élus ou pas, une Amérique plus affaiblie encore replongerait alors dans une crise qui, cette fois, pourrait être fatale à ses idéaux.
A cet égard, il faudrait, pour éviter de donner du grain à moudre aux complotistes en tout genre, que les journalistes américains soient aussi exigeants, dans leur couverture de la Présidence Biden, qu’ils ont donné l’impression de l’être dans celle de la Présidence Trump. Cela ne devrait pas être un objectif insurmontable, tant l’ancienne star de télé-réalité a été abordée par les médias avec une mansuétude née de la répétition quotidienne de ses transgressions.
Ces derniers jours, il a par exemple accusé Barack Obama et Joe Biden d’avoir fait assassiner six membres des forces armées américaines pour cacher le fait que Oussama Ben Laden serait encore en vie, demandé au Ministère de la Justice de poursuivre son concurrent dans l’élection présidentielle et signalé qu’il envisage de congédier le Ministre de la Justice et le patron du FBI parce qu’ils ne s’attaquent pas assez résolument à ses opposants politiques. Et, ce week-end, son équipe de campagne a benoîtement expliqué que “son meilleur espoir était que le Président emporte l’Ohio et que le résultat en Floride soit trop serré pour qu’un vainqueur puisse y être déclaré mardi tôt dans la soirée, ce qui priverait Joe Biden d’une victoire rapide et donnerait à Donald Trump la possibilité, dans les jours suivants, de miner la validité des votes par correspondance non comptés mardi“.
Ces scandales démocratiques ont à peine été traités par les médias que Donald Trump accuse pourtant de le persécuter. De fait, quand le Président énonce plus de 25 000 mensonges ou contre-vérités durant son mandat (soit plus de 15 par jour !), chaque imposture remplace la précédente dans le tourbillon médiatique sans avoir le temps de provoquer les conséquences civiques qu’elle produirait si elle était le fait de n’importe quel autre occupant du Bureau ovale. Malheureusement, la surabondance des forfaits crée une forme d’immunité médiatique conformément à la stratégie édictée par Steve Bannon, l’idéologue de la première campagne de Donald Trump : “Les Démocrates ne comptent pas. Les médias sont la vraie opposition. Et le meilleur moyen de les contrecarrer est de submerger l’espace médiatique de merde” (sic).
Après quatre années de Présidence Trump, les Etats-Unis atteignent un niveau de stress politique inédit depuis la Guerre de Sécession. Le plus grand défi du pays est de revenir à sa devise – E Pluribus Unum (un seul à partir de plusieurs) – et de répondre à l’injonction que lui donnait James Baldwin :
“Je voudrais que nous accomplissions une oeuvre sans précédent : nous constituer sans trouver nécessaire de créer un ennemi“.
Ce défi n’est pas nouveau pour l’Amérique : la prescription du grand auteur et activiste des droits civiques date de 1967.
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1 Après avoir pensé dans un premier temps qu’il ne pouvait pas gagner, lorsqu’il fut lourdement défait dans les primaires démocrates de l’Iowa et du New Hampshire, un parcours inenvisageable pour un futur candidat à la Maison-Blanche.
2 Après qu’il eut été sauvé par le soutien de Jim Clyburn, l’élu afro-américain le plus éminent de la Chambre des Représentants, lors de la primaire de Caroline du Sud, alors que ses rivaux plus progressistes se neutralisaient mutuellement.
3 Celui-ci s’est d’ailleurs déchaîné contre Joe Biden au cours de cette campagne : Fox News, par exemple, a consacré plus du double de temps d’antenne aux fausses accusations de corruption portées contre le fils du candidat démocrate qu’à la crise du Covid-19.
4 C’est pourquoi, contrairement à ce qu’ils pensent, une rigoureuse scrutation des médias est bénéfique pour les candidats aux élections.
5 Donald Trump, le héraut et héros de l’extrême-droite, n’étant plus Président, la violence latente de cette faction risque de se libérer dans les prochaines années en “résistance” au mandat de Joe Biden.
6 Lesquels seraient d’autant plus dangereux qu’ils seraient plus compétents que lui.