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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Le procès Amber Heard-Johnny Depp, symbole de la mort de la communication

Au lieu de réunir, elle divise désormais inexorablement.

A l’origine de ce procès se trouve un éditorial publié par l’actrice en 2018 dans The Washington Post où elle s’identifiait comme “une figure publique représentant la violence domestique” sans nommer Johnny Depp. L’acteur poursuivit pourtant son ex-épouse en lui demandant 50 millions de dollars de dommages et intérêts pour le tort professionnel que l’article lui avait causé et elle contre-attaqua pour une somme de 100 millions de dollars.

Il y a un an et demi, Johnny Depp perdit un autre procès, qu’il avait intenté pour diffamation contre The Sun après que le journal anglais l’eut qualifié de “batteur d’épouse” dans un article. Le procès, qui dura seize jours, conclut que douze des quatorze épisodes de violence évoqués dans l’article avaient bien eu lieu, dont trois incidents durant lesquels Amber Heard “craignit pour sa vie“. Quant aux deux autres événements, le juge considéra que l’un pouvait ne pas être considéré comme un acte de violence domestique et l’autre ne fut pas pris en compte car Johnny Depp n’avait pas été interrogé à son sujet durant la procédure.

Au-delà du dénouement de ce procès, certains faits sont établis. Par exemple, une vidéo montre l’acteur en train de briser des armoires de cuisine pendant que son épouse essaie de le calmer, lui disant notamment : “Tout ce que j’ai fait est de dire ‘désolée’“. Dans un enregistrement audio, elle lui demande d’aller “éteindre tes cigarettes sur quelqu’un d’autre“, ce à quoi il répond : “Ferme-la, gros cul“.

Durant les six dernières semaines, les jurés américains entendirent plus de cent heures de témoignages contradictoires. Ils ne furent pas les seuls à les écouter, la juge Penney Azcarate ayant décidé, contre toute logique et éthique, d’autoriser la retransmission du procès en direct à la télévision a contrario de ce qui s’était passé à Londres. Le résultat est que les débats furent davantage suivis outre-Atlantique que les lourds sujets d’actualité du moment (guerre en Ukraine, débat sur l’avortement…). Le litige fut commenté sur les réseaux sociaux comme une série de Netflix aux multiples rebondissements et un nouveau palier fut franchi dans l’indignité par rapport à ce qui s’était déroulé lors du procès d’OJ Simpson, il y a presque trente ans, pour le meurtre de son ex-épouse et du compagnon de celle-ci.

Dans les deux cas, la foule la plus bruyante, loin d’être sentimentale, prit fait et cause pour l’accusé. Mais, à la différence du procès d’OJ Simpson, le procès Heard-Depp est, réseaux sociaux aidant, scruté dans une ambiance de corrida bouffonne.

Ainsi, lorsqu’un SMS envoyé par Johnny Depp à un ami au sujet d’Amber Heard (“Espérons que le corps pourri de cette salope se décomposera dans le putain de coffre d’une Honda Civic“, sic) fut lu par un avocat de l’actrice, la réaction majoritaire des internautes fut-elle de s’esclaffer à la mention du modèle automobile (“LOL Honda Civic“) évoqué par l’acteur. Confirmant ses envies mortifères, l’apprenti poète écrivit d’ailleurs dans un autre SMS : “Je baiserai son cadavre brûlé pour m’assurer qu’elle est bien morte” (re-sic).

Et pourtant, la pratique en vogue sur TikTok durant le procès consista-t-elle à transformer en mèmes censément comiques les témoignages d’Amber Heard. Certaines des vidéos de TikTok se moquant d’Amber Heard recueillirent plusieurs millions de vues. Quant à xQc, un joueur vidéo vedette de Twitch, il diffusa le procès en direct avec un compteur dénombrant les pleurs d’Amber Heard. De même, lorsque le psychiatre anglais Richard Shaw témoigna, la multitude numérique se concentra-t-elle sur son accent plutôt que sur ses propos. “Quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt”. Parallèlement, les vidéos du procès furent décortiquées sur les réseaux sociaux dans leurs moindres détails et presque toujours mises au débit d’Amber Heard et au crédit de Johnny Depp. En définitive, un procès concernant de graves violences présumées (jusqu’au viol avec un objet) commises sur une femme devint un spectacle numérique.

L’un des problèmes de cette approche est que toute série Netflix à suspense doit avoir son méchant. Très rapidement, ce fut Amber Heard, la victime, qui assuma ce rôle aux yeux des internautes et, partant, des médias, et non l’accusé. Les théories conspirationnistes se multiplièrent à son sujet et certains médias investirent même en publicités sur les réseaux sociaux pour promouvoir leurs contenus la décrédibilisant : si les internautes détestent Amber Heard, il est de bonne stratégie de monétisation de les encourager dans ce sens plutôt que de les informer. Et ce qui valut pour les médias valut également pour les YouTubers qui comprirent vite le filon potentiel que ce procès représentait pour eux.

Au final, les jeux sont faits dans l’opinion numérique : le hashtag #justiceforjohnnydepp bénéficie, à l’heure où j’écris ces lignes, de 18 milliards de vues sur TikTok, tandis que le hashtag #justiceforamberheard n’y compte que 60 millions de vues. Dans un email envoyé à son ancien agent, Johnny Depp écrivit qu’Amber Heard “réclamait une humiliation mondiale totale“. C’est en effet bien ce qu’elle subit aujourd’hui de lui-même et ses fans. Il faut dire que la campagne de communication anti-Heard fomentée par Johnny Depp et son avocat trouble avait commencé au moins un an avant le procès, probablement avec le soutien de trolls.

Amber Heard et Johnny Depp – (CC) The Independent

Ce procès a déjà signalé à toutes les victimes de violence domestique et/ou sexuelle que leur expérience constitue un excellent sujet de farce et que les victimes sont facilement perçues comme des femmes faciles sans excuse alors que les accusés sont envisagés comme des hommes tourmentés sans malice. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que si peu de victimes portent plainte.

Si Amber Heard perd ce procès, dont le verdict est attendu dans les prochains jours, le message envoyé à toutes les femmes sera limpide : une femme doit être parfaite pour être une victime légitime. Peu importe les preuves qu’elle apporte sur les violences subies, peu importe les défauts qu’elle admet dans sa propre conduite, ce n’est jamais suffisant aux yeux des juges et, surtout, du public. Certains hommes s’apprêtent d’ailleurs déjà à intenter des procès en diffamation aux femmes qui les ont accusés, à l’instar de Marilyn Manson à l’endroit de son ex-fiancée, Rachel Wood, qui n’est pas la seule à l’avoir incriminé.

Au cœur de la division sociétale qu’expose ce procès se trouve la polarisation des opinions notamment accélérée par la révolution numérique. Ainsi une recherche menée en 1964 montra-t-elle que seulement 3,5% des Américains avaient “un système de croyances, une configuration d’idées et d’attitudes dont les éléments sont liés par une certaine forme de contrainte ou d’interdépendance fonctionnelle” et étaient donc des “idéologues”. 12% apparaissaient comme des “quasi-idéologues”. Mais 84,5% votaient en fonction des avantages des politiques proposées pour eux-mêmes, de l’état de l’économie ou d’un “contenu non thématique“.

La situation est très différente aujourd’hui. Les conclusions d’une recherche publiée en août 2021 sont aussi claires qu’alarmantes à cet égard : “Comme parmi les élites, la dimension gauche-droite en est venue à englober, dans le grand public, un large éventail de clivages politiques, partisans et liés aux valeurs. (…) La présence de clivages politiques qui se renforcent – en particulier ceux qui concernent des questions sociales et culturelles émotionnellement brûlantes – modifie la teneur de la délibération démocratique. La compétition politique devient manichéenne : moins transactionnelle et plus messianique. Cet environnement favorise l’antipathie partisane et idéologique, la résistance au compromis et d’autres manifestations de polarisation affective“.

En outre, Lilliana Mason, l’une de mes chercheuses en sciences politiques favorites, argue que : “Au cours des dernières décennies, un type particulier de tri partisan s’est produit dans l’électorat américain. Les identités partisanes américaines sont de plus en plus liées à un certain nombre d’autres identités sociales. Il s’agit notamment d’identités religieuses, raciales et d’autres groupes politiques“. Pour ceux dont l’identité sociale s’est profondément mêlée à leur identité partisane démocrate ou républicaine, la défaite politique peut produire une colère intense : “Cette colère n’est pas simplement motivée par l’insatisfaction des conséquences politiques potentielles mais par une réaction psychologique beaucoup plus profonde, plus primale, à la menace du groupe. Les partisans sont irrités par la défaite d’un parti parce qu’elle leur donne, en tant qu’individus, le sentiment d’être eux aussi des perdants“.

Ce phénomène de polarisation affective rend le consensus sur les matières les plus élémentaires – principes fondamentaux d’une Société, faits… – de plus en plus difficile, voire impossible.

Or je rappelle régulièrement sur Superception l’étymologie du mot “communication” (“communicare” en latin), apparu au quatorzième siècle pour signifier “mettre en commun“, “partager“. A l’ère numérique de la polarisation affective, l’objet de la communication n’est plus de créer du commun : elle est devenue le vecteur d’affrontement de tribus qui, au lieu de se parler pour fabriquer du consensus, s’invectivent pour aggraver leur dissensus.

C’est donc la mort de la communication que symbolise ce pitoyable procès. Loin de l’éclairer, la communication qui a été menée à son sujet en a fait le conduit d’affrontements politiques, culturels et identitaires, y compris la politisation du rapport entre hommes et femmes et la correction des supposés excès du mouvement MeToo, qui le dépassent et le réduisent tout à la fois.

Au lieu de donner du sens à nos Sociétés, la communication les met sens dessus dessous.

3 commentaires sur “Le procès Amber Heard-Johnny Depp, symbole de la mort de la communication”

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Votre article est biaisé et ne reflète pas la réalité. Vous prenez fait et cause pour une partie au détriment de l’autre. Votre boulot est de raconter les faits et de laisser le lecteur réagir comme bon lui semble. Vous remettez en cause les fondements mêmes de la justice Américaine en la traitant insidieusement d’être injuste et impartial. Une journaliste Québécoise Sophie Durocher a tellement bien résumer la situation que son article fait un tabac sur les réseaux sociaux. Pourquoi ? Parceque tout simplement elle dit la vérité :
https://www.journaldemontreal.com/2022/06/03/la-victoire-de-johnny-depp

C’est mon premier commentaire. Dois-je comprendre que vous n’acceptez pas la critique et la contradiction …. ???????????

Bonjour,

Votre commentaire est remarquable :

– Vous m’expliquez doctement ce qu’est censément mon “boulot”. Mais mon blog n’est pas le site de Reuters ou de l’Agence France Presse. Il est dédié au commentaire de l’actualité et n’est pas un travail mais un hobby.
– Vous m’accusez d’être biaisé. Je suis naturellement biaisé étant donné que je donne des opinions sur l’actualité.
– En fait, et c’est ce que révèle le reste de votre message, ce qui vous gêne est que je ne sois pas biaisé dans le même sens que vous, c’est-à-dire en faveur de Johnny Depp et contre Amber Heard. Et, dès lors, vous m’accusez de remettre en cause la justice américaine (alors que je ne critique qu’une seule décision d’une seule juge) et de malhonnêteté dans la relation du dossier. Cependant, vous n’avancez pas le moindre argument, sur le fond, pour me contredire et expliquer, par exemple, pourquoi Johnny Depp a perdu le procès qu’il avait intenté sur le même sujet à un journal en Angleterre. La disqualification est plus simple que la démonstration.
– Enfin, et c’est mon passage préféré de votre commentaire, vous me renvoyez vers un éditorial, qui comprend dix fois moins d’arguments que mon article et est dix fois plus “biaisé” que lui, pour me montrer combien vous avez raison et, cerise sur le gâteau, vous m’expliquez que l’auteur de cet éditorial a raison car elle fait un tabac sur les réseaux sociaux. Or, comme je le mentionne dans mon article, l’un des problèmes majeurs de ce procès a résidé dans le fait que les réseaux sociaux ont pris fait et cause pour Johnny Depp contre Amber Heard dans de gigantesques proportions en traitant ce dossier comme une série télévisée et sur fond de théories conspirationnistes. Ce serait risible si le sujet n’était aussi grave.

Excellent week-end.

Xophe

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