27 mars 2016 | Blog, Blog 2016, Communication | Par Christophe Lachnitt
Décryptage du procès d’O.J. Simpson : le concept de Superception aux assises
Lors de chaque symétrinniversaire de Superception, je publie un article spécial. Pour mes noces de bois avec vous, focus sur le “procès du siècle”.
Il y a quelques années, j’avais analysé le procès d’O.J. Simpson – dont des dizaines d’heures sont accessibles sur YouTube – parce que je voulais le soumettre comme cas d’étude à mes étudiants en marketing. J’avais finalement renoncé à ce projet car la complexité de cette affaire aurait requis de leur part, pour alimenter un débat contradictoire en classe, un travail d’appropriation trop important eu égard au reste de leur programme d’études.
Mais cette affaire est tellement passionnante et emblématique du concept de Superception que j’ai décidé d’y consacrer un long article à l’occasion du cinquième anniversaire de mon blog. Je me suis donc replongé dans ce dossier en consacrant les derniers week-ends au visionnage de nombreuses heures du procès et à la lecture des deux livres qui font autorité à son sujet (lire ici et ici).
Mon objectif était de comprendre comment des dynamiques de perception permirent au meurtrier contre lequel il avait été réuni le plus grand nombre de preuves de toute l’histoire criminelle américaine d’être acquitté.
O.J. Simpson était à l’époque une star outre-Atlantique
Footballeur américain, il avait reçu le prestigieux trophée Heisman du meilleur joueur universitaire en 1968 et avait ensuite été sélectionné en première position dans la Draft1 du championnat professionnel (NFL).
En 1973, il fut le premier joueur de l’histoire de la NFL à gagner plus de 2 000 yards en une saison. Il détient d’ailleurs toujours le record du nombre moyen de yards gagnés par match sur une année2. Au terme de sa carrière, O.J. Simpson était une légende du sport américain.
Il monnaya cette image en devenant ambassadeur de plusieurs grandes marques, commentateur sportif à la télévision et acteur de cinéma. Ces trois activités médiatiques lui permirent de maintenir sa notoriété et nourrir sa popularité.
Deux meurtres sauvages dans un quartier chic de Los Angeles
Le 12 juin 1994, les cadavres de Nicole Brown, ex-épouse d’O.J. Simpson, et de son ami Ron Goldman furent retrouvés à Brentwood3 sur le chemin privé d’accès à l’appartement de la première citée. Elle avait été égorgée avec une telle violence qu’elle était presque décapitée et s’était vidée de 90% de son sang ; il avait été égorgé après avoir subi plusieurs coups de couteau.
Dès les premières observations de la police, les indices matériels (accessoires, sang, cheveux et fibres retrouvés sur place ainsi que dans la voiture et le domicile d’O.J. Simpson) orientèrent les enquêteurs vers la star.
Au final, les preuves scientifiques de sa culpabilité (synthétisées dans l’encadré ci-dessous) furent plus nombreuses que dans n’importe quelle autre affaire criminelle jugée aux Etats-Unis. Marcia Clark, la procureure, expliqua d’ailleurs que ces preuves correspondaient à celles dont elle aurait généralement disposé dans une vingtaine de cas cumulés.
L’affaire criminelle du siècle outre-Atlantique
Dès la révélation des soupçons qui pesaient sur O.J. Simpson, l’affaire prit une dimension sans précédent aux Etats-Unis.
Alors que son avocat avait négocié avec la police de Los Angeles une reddition furtive pour éviter une arrestation à grand spectacle, O.J. Simpson décida de fuir, en voiture avec l’un de ses plus proches amis, le lieu où il s’était réfugié. Durant toute son escapade, il menaça au téléphone de se suicider afin que les voitures de police qui le suivaient le laissassent continuer sa route vers son domicile.
Cela donna lieu à une scène surréaliste : une Ford Bronco blanche “pourchassée” à basse vitesse par une dizaine de voitures de police près de Los Angeles sur des autoroutes vidées de leurs autres véhicules.
Cette fugue fut filmée par pas moins de sept hélicoptères et retransmise en direct pendant deux heures sur toutes les grandes chaînes américaines. Elle fut suivie par 95 millions d’Américains, une audience supérieure de cinq millions de personnes à celle du Super Bowl, la finale du championnat de football américain qui rassemble chaque année le plus grand nombre de téléspectateurs aux Etats-Unis.
Comme pour l’assassinat de Kennedy, l’alunissage d’Armstrong ou les attentats du 11 septembre 2001, les Américains se souviennent où ils se trouvaient lorsque O.J. Simpson prit la fuite. Sa fugue eut d’autant plus d’écho que l’offre médiatique était alors beaucoup plus concentrée qu’aujourd’hui.
Le procès qui suivit généra une frénésie médiatique encore plus démesurée, devenant en quelque sorte le premier programme de télé-réalité de l’histoire cathodique. Il phagocyta l’antenne des chaînes de télévision et les pages de la presse pendant un an. On n’ose imaginer ce qui serait advenu si les réseaux sociaux avaient existé.
L’Amérique revit d’ailleurs ces temps-ci la folie du procès Simpson à travers une série événement, “American Crime Story: The People v. O.J. Simpson“, qui lui est consacrée sur Fox avec Cuba Gooding Jr., John Travolta, Sarah Paulson, David Schwimmer et Courtney B. Vance dans les rôles principaux.
Los Angeles, alors un volcan racial
Le département de police de Los Angeles (LAPD) avait été pendant des décennies l’un des plus racistes des Etats-Unis. Certains drames sont tristement célèbres à cet égard.
Ainsi, en 1965, Leonard Deadwyler, un Noir qui conduisait sa femme à l’hôpital afin qu’elle accouche, fut-il arrêté par la police pour excès de vitesse. Il fut abattu tandis que, désarmé, il expliquait sa situation aux officiers. William H. Parker, le chef de la police qui gérait alors ses troupes comme une armée d’occupation des quartiers noirs de la ville, déclara :
“La police n’est pas vouée à regarder les voitures défiler à 80 miles par heure dans les rues. L’officier est intervenu, dans son esprit, afin de mener à bien une action de maintien de la loi. Tout ce qu’on peut lui reprocher est d’avoir tenté de faire son travail“.
Les dérives et drames se multiplièrent jusqu’en 1992, quand cette situation éclata aux yeux du monde entier avec le passage à tabac de Rodney King, un chauffeur de taxi noir désarmé, par des policiers blancs qui venaient de le poursuivre en voiture. La scène fut filmée par un témoin et diffusée à la télévision.
Pourtant, les policiers furent acquittés par un jury entièrement composé de Blancs. Ce verdict déclencha à Los Angeles la pire révolte urbaine américaine du vingtième siècle. Elle fit 53 morts et 2 383 blessés. L’ordre ne fut rétabli qu’avec l’intervention de l’armée, des Marines et de la garde nationale.
Deux ans plus tard, le légitime manque de confiance des Noirs à l’égard de la police de Los Angeles sera le ressort de l’erreur judiciaire dont bénéficiera O.J. Simpson.
Les preuves réunies contre O.J. Simpson
Même si cette lecture est rébarbative, il faut passer en revue les preuves mises au jour par les enquêteurs pour prendre conscience du rôle que les enjeux de perception jouèrent dans l’acquittement de Simpson.
- O.J. Simpson n’avait pas d’alibi. En outre, le témoignage de l’occupant de sa maison d’ami et du chauffeur de la limousine qui le conduisit à l’aéroport (Simpson partit à Chicago après les meurtres pour participer à une opération de sponsoring4) montrèrent que les horaires de ses déplacements concordaient avec ceux du meurtrier.
- La violence des deux meurtres, qui générèrent un bain de sang, produisit un véritable sillon de sang entre les deux cadavres… et la chambre à coucher de la propriété d’O.J. Simpson, située à trois kilomètres du lieu du drame. Les ADN des trois protagonistes furent identifiés dans les tâches de sang trouvées :
- sur la porte d’accès au chemin de l’immeuble de Nicole Brown (Simpson),
- à gauche des empreintes de chaussures de l’assassin le long de son cheminement vers le trottoir (Simpson),
- sur la poignée (Simpson) et la console centrale (Simpson et Goldman) de la voiture de Simpson,
- dans l’entrée de la maison de Simpson (Simpson),
- et sur les chaussettes découvertes dans sa chambre à coucher (Simpson et Brown).
- Le modèle des gants portés par le tueur était extrêmement rare : seulement 200 paires de sa taille avaient été vendues dans tous les Etats-Unis, dont une à Nicole Simpson en 1990. Cette dernière avait donc certainement offert à son mari les gants qui servirent, quatre années plus tard, à la tuer. L’assassin perdit son gant gauche sur le lieu du meurtre, probablement dans sa lutte avec Ron Goldman. Sur ce gant, furent identifiés les ADN de Simpson et Goldman. Le gant droit fut trouvé dans un chemin à l’arrière de la propriété de Simpson – il le perdit sans doute en se cognant dans l’appareil d’air conditionné de la maison d’amis de sa résidence. Les ADN de Simpson et des deux victimes y furent identifiés.
- Lorsqu’il fut interpellé, Simpson était blessé à la main gauche (trois coupures et sept égratignures vraisemblablement générées par des griffures des victimes). Ces blessures correspondaient aux traces de sang laissées entre le lieu du crime et la voiture du meurtrier, à gauche des empreintes des chaussures de ce dernier. Ces plaies étaient aussi cohérentes avec le fait que l’assassin avait perdu son gant gauche lors de sa lutte avec Goldman.
- L’examen des fibres retrouvées sur les différents lieux de l’enquête fut aussi concluant que celui des ADN :
- cheveux de Simpson identifiés dans le bonnet de ski trouvé près du cadavre de Goldman,
- cheveux de Simpson sur la chemise de Goldman,
- cheveux de Brown et Goldman sur le gant saisi dans le chemin à l’arrière de la maison de Simpson,
- fibres de la chemise portée par Simpson avant le meurtre sur la chemise de Goldman, l’un des deux gants et les chaussettes de Simpson,
- fibres de la chemise de Goldman sur les deux gants,
- et fibres du tapis de la voiture de Simpson sur le bonnet de ski et l’un des deux gants.
- La paire de chaussures de l’assassin, encore plus rare que ses gants, était de taille (américaine) 12, celle d’O.J. Simpson. Une empreinte ensanglantée de ces chaussures fut retrouvée dans la voiture de Simpson.
- Last but not least, au cours du mariage entre Nicole et O.J., la police avait été appelée une dizaine de fois par celle-ci, y compris lorsqu’elle était enceinte, pour la protéger des violences physiques de son mari. En 1985, des policiers étaient ainsi intervenus alors qu’il était en train de vandaliser avec une batte de baseball la voiture dans laquelle se trouvait Nicole. Une seule fois, en 1989, Simpson fut inculpé : il ne contesta pas avoir tabassé son épouse qui fuyait leur maison à moitié nue, le visage tuméfié, lorsque la police arriva sur place. Simpson continua de la harceler après leur séparation, ce qui conduisit de nouveau Nicole à appeler en vain la police à son aide jusqu’à la fin de l’année 1993. Au total, plus de soixante “incidents” de violence domestique furent documentés par l’accusation.
La stratégie de défense, un modèle de storytelling mais pas d’éthique
Alors que la procureure, Marcia Clark, décida de plaider en collant au dossier et en s’appuyant sur la montagne de preuves physiques qui incriminaient O.J. Simpson, la “Dream Team“5 constituée par ce dernier à coups de millions de dollars pour le défendre adopta l’approche inverse : elle fit fi du dossier et bâtit un récit alternatif transformant l’accusé en victime.
Dans cette version, O.J. Simpson était la proie d’une machination de la police raciste de Los Angeles qui avait fabriqué et installé des preuves pour le désigner comme le coupable. Cette plaidoirie, au sein du tribunal et auprès des médias, prit même la forme d’une lutte, aussi hypocrite que dévoyée, pour les droits civiques des Noirs. Autant le dire, le sort des deux victimes du meurtrier passa rapidement au deuxième – pour ne pas dire au centième – plan.
In fine, le procès d’O.J. Simpson ne se focalisa pas sur les accusations portées contre ce dernier par la procureure mais sur les attaques lancées sur la police de Los Angeles par la défense. Le procès devint un référendum pour ou contre le racisme des forces publiques, qui présentaient dans ce domaine un bilan calamiteux même si elles n’avaient pas pris O.J. Simpson pour cible, bien au contraire (cf. infra).
L’extraordinaire nombre de preuves scientifiques réunies contre O.J. Simpson finit même par être appréhendé par le jury davantage comme une confirmation de la théorie du complot que comme la démonstration d’une culpabilité. De fait, Simpson fut certainement le premier accusé de l’histoire criminelle américaine innocenté parce qu’il était noir.
Craignant d’être taxés de racisme6, les médias se gardèrent bien de remettre en cause la fable des avocats de Simpson. Ceux-ci comprirent la guerre de perception asymétrique qu’ils pouvaient mener et ne reculèrent devant aucune manipulation des faits. Ils parvinrent ainsi à instiller le doute dans l’esprit des 24 jurés (titulaires et suppléants) sur le comportement de la police de Los Angeles.
Une fois cette inversion du débat accomplie, l’acquittement de Simpson était presque garanti, et ce d’autant plus que le jury était majoritairement composé d’Afro-Américains. D’après leurs propres déclarations, ceux-ci considéraient O.J. Simpson comme un héros qui était arrivé à percer dans un monde élitiste blanc, lequel essayait désormais de lui faire payer sa réussite.
Une théorie du complot dénuée de tout fondement
La défense fut aidée dans son entreprise de réécriture des faits par une extraordinaire coïncidence, dont un scénariste d’Hollywood n’aurait même pas osé imaginer l’occurrence : le racisme de l’un des policiers qui recueillirent les indices sur la scène de crime et dans la propriété d’O.J. Simpson, Mark Fuhrman, fut révélé au cours du procès par des bandes-son répugnantes de haine.
Fuhrman n’avait découvert qu’une pièce à conviction et la procureure démontra qu’il eut été impossible pour lui de l’installer où elle fut trouvée. Mais cela ne suffit pas à dissiper le doute des jurés. Même si la culpabilité de Simpson était prouvée sans le moindre doute possible par toutes les autres preuves, le rôle joué par Fuhrman fut salutaire pour la star. Grâce au récit présenté par la défense depuis le début de l’affaire, le procès Simpson devint le procès Fuhrman.
Or, bien que son travail ne fût pas parfait7, la police de Los Angeles ne complota pas contre O.J. Simpson. Même si elle en avait eu la volonté, elle n’aurait pas pu matériellement fabriquer les preuves et les installer juste après la découverte des victimes ou dans les heures qui suivirent, alors que le travail des criminalistes était scruté par tous les médias du pays.
Il est deux autres raisons qui rendent le scénario de la machination rigoureusement impossible :
- la police ne détenait aucun prélèvement du sang d’O.J. Simpson lorsqu’elle effectua les premières constatations sur les scènes du crime : elle n’aurait donc pas pu en déposer des traces aux nombreux endroits où il fut trouvé (cf. supra) ;
- elle n’aurait pas pu retirer de la scène de crime les traces de sang et les cheveux du supposé vrai meurtrier avant même de savoir à qui les matières humaines trouvées sur place appartenaient.
La défense ne chercha d’ailleurs jamais, lors du procès, à démontrer une quelconque conspiration8. Elle se contenta de l’évoquer en permanence. Ainsi, alors que les avocats de Simpson avaient bataillé, au tout début de l’affaire, pour disposer d’échantillons de sang prélevés sur tous les lieux d’investigation, ne firent-ils pas réaliser leurs propres tests ADN parce qu’ils savaient pertinemment quelle serait leur conclusion.
Du reste, jamais le moindre indice n’incrimina un autre suspect que Simpson.
La “carte raciale”, joker de la défense en toutes circonstances
La défense s’employa également à avilir la mémoire de Nicole Brown. Pour laver l’accusé de tout soupçon, il fallait en effet salir sa victime. Brown fut donc présentée comme une femme facile et droguée qui poursuivait Simpson afin de bénéficier de sa célébrité et de son argent.
En fait, il semble que le mobile du meurtre fût au contraire le rejet de Simpson par Nicole Brown. Il venait de la menacer par écrit de la dénoncer au fisc et de la ruiner, ce qui avait fait réaliser à son ancienne épouse qu’il ne se préoccupait pas le moins du monde du bien-être de leurs enfants.
La flétrissure de Nicole Brown participait de la défense raciale déployée par l’équipe de Simpson : elle visait à alimenter la haine des femmes afro-américaines, nombreuses au sein du jury, à l’égard de Nicole Brown. Cette détestation avait été mise en lumière au cours de focus groups9 réalisés par les avocats de l’accusé.
L’acteur principal de cette défense fut Johnnie Cochran, un avocat noir qui transformait chaque affaire qu’il traitait en plaidoirie raciale contre la police et/ou les élites blanches de Los Angeles. Il métamorphosa O.J. Simpson en incarnation de l’oppression subie par les Noirs.
Au cours de sa croisade médiatique, Cochran prit même le risque, notamment après les révélations les plus sordides sur Mark Fuhrman, de déclencher de nouvelles émeutes raciales au sein de Los Angeles. Pour que leur client fût déclaré irresponsable des deux meurtres dont il était accusé, il fallut donc que ses avocats se comportassent de manière irresponsable.
Leur approche fut d’autant plus cynique qu’O.J. Simpson, transformé en icône de la cause afro-américaine, n’avait jamais rien fait, à la différence d’autres stars du sport, pour la cause des Noirs10. Il déclarait d’ailleurs à qui voulait l’entendre : “je ne suis pas noir, je suis O.J.“.
En outre, il bénéficia toujours, même après les meurtres de Nicole Brown et Ron Goldman, de l’extrême déférence de la police de Los Angeles. Simpson, qui organisait des fêtes diurnes pour que les policiers puissent utiliser sa piscine et son court de tennis11, fut toujours préservé, à une seule exception près, lorsque la police fut appelée chez lui par Nicole après qu’il l’eût battue (cf. supra). Même Mark Fuhrman avait fait preuve d’une clémence indue à son égard lorsqu’il était intervenu en 1985 tandis que Simpson assaillait la voiture dans laquelle était réfugiée Nicole.
Après le meurtre de cette dernière, l’arrestation de Simpson fit l’objet d’une négociation inhabituelle par rapport à la gravité des accusations portées contre lui. L’interrogatoire qui s’ensuivit, durant lequel O.J. Simpson parla de lui à la troisième personne, fut des plus révérencieux, laissant passer l’opportunité de réellement questionner le suspect sur les incohérences de son témoignage12. Même en détention pendant le procès, il bénéficia d’un traitement de faveur de la part des shérifs. Toujours, la célébrité de Simpson le protégea des tourments policiers qu’il aurait mérité de connaître.
Tragiquement, Nicole Brown était consciente du soutien dont jouissait son mari. C’est ainsi que, en juin 1994, cinq jours avant sa mort, de guerre lasse devant l’indifférence de la police à ses appels au secours, elle contacta le centre pour femmes battues de Santa Monica afin de s’épancher sur le harcèlement continu d’O.J. Simpson à son endroit.
Et elle laissa dans un coffre-fort d’une agence bancaire de Los Angeles un dossier avec son testament et des éléments témoignant de la violence physique qu’elle avait endurée auprès de Simpson, comme pour désigner son meurtrier au cas où elle serait tuée. Elle avait d’ailleurs affirmé prophétiquement à ses amis : “il va me tuer et il va s’en sortir parce qu’il est O.J.“.
Un verdict à l’image du procès
Rien, dans ce procès, ne fut normal. Il en alla de même du verdict.
Après 372 jours de débats et 48 000 pages de procès-verbaux, le jury délibéra deux heures seulement avant de déclarer Simpson non coupable. Dans la foulée de l’énoncé de cette décision, l’un des jurés afro-américains se tourna vers la défense et effectua le salut du Black Power. Arrivée dans le salon jouxtant la cour, une autre jurée noire affirma : “nous devons protéger les nôtres“.
Outre le succès de la stratégie de Cochran, Simpson dut également sa liberté aux quelques erreurs commises par la procureure et son équipe, au premier rang desquelles la demande exprimée par l’adjoint de Marcia Clark qu’O.J. Simpson enfilât la paire de gants retrouvée sur la scène du crime13.
Cette option avait pourtant été écartée lors de la préparation de cette audience car il était connu que les gants avaient rétréci du fait des différentes manipulations qu’ils avaient subies et qu’ils seraient encore rapetissés par les protections en caoutchouc que l’accusé devrait porter pour les essayer. En outre, la procureure se doutait que Simpson ferait son possible, notamment en écartant les doigts lorsqu’il les enfilerait, pour montrer que la paire ne lui seyait pas.
Enfin, Simpson bénéficia du rôle joué par un juge, Lance Ito, extrêmement sensible à la célébrité – celle de l’accusé et de son équipe d’avocats stars comme la sienne naissante. Cela le conduisit à favoriser la défense tout au long d’un procès qu’il ne sut pas manager par manque de caractère. Comme l’écrit Marcia Clark dans ses mémoires, il était vain d’espérer qu'”un clown mit fin à ce cirque“.
Quatre leçons de communication
Sans prétendre à l’exhaustivité, je tirerai quatre leçons de cette affaire en matière de communication.
Première leçon : la célébrité met la lumière sur un individu et, partant, éblouit la vision de ceux qui l’observent, leur faisant perdre toute perspective.
La célébrité, nous l’avons vu, fut au centre des principales dynamiques du procès. Pour n’en prendre qu’un exemple supplémentaire, il suffit de considérer l’attitude du millier de personnes présélectionnées pour être membres du jury : elles mentirent plus souvent qu’à leur tour lors de leur interrogatoire par la procureure et la défense afin de s’assurer une place dans le jury du “procès du siècle”. Ces interrogatoires furent en fait de véritables auditions pour un show de télé-réalité. Dix des jurés sélectionnés furent d’ailleurs destitués au cours du procès. Plusieurs publièrent des livres et une posa même nue dans Playboy.
Au final, ce procès compta deux catégories de protagonistes : ceux qui étaient déjà célèbres lorsqu’il commença et ceux qui étaient devenus célèbres lorsqu’il s’acheva. Financièrement, il fut une mine d’or pour tous ses participants (procureurs, avocats, jurés, témoins), à l’exception d’O.J. Simpson qui y perdit une fortune en frais d’avocats et en annulation de juteux contrats publicitaires.
Pour le reste, l’influence de la célébrité au cours de cette affaire fut toujours favorable à O.J. Simpson dans l’attitude des policiers, du juge, des témoins, des jurés et des médias à son égard. Elle perturba même le bon déroulement du procès à son bénéfice : plusieurs témoins à charge, ayant monnayé leurs témoignages dans les médias, ne purent pas être valorisés par la procureure devant le jury car ils auraient été accusés d’incriminer Simpson par appât du gain.
Deuxième leçon : pour être efficace, une stratégie de communication doit être porteuse de sens, cohérente et émotionnelle.
C’est un triptyque que je répète à l’envi sur Superception.
Toutes les actions de la défense – les interrogatoires de ses témoins, les contre-interrogatoires des témoins de la procureure, ses objections incessantes lors des interventions de la procureure, ses actes de procédure, sa plaidoirie finale et, naturellement, son omniprésence médiatique tout au long du procès – furent les éléments complémentaires et cohérents d’un même récit : O.J. Simpson était la victime d’un complot de la police raciste de Los Angeles.
Ce récit était porteur de sens dans le contexte sociétal de Los Angeles de l’époque, en particulier après l’acquittement des policiers blancs qui avaient tabassé Rodney King. Il était aussi porteur d’une lourde charge émotionnelle pour les jurés noirs qui étaient, in fine, le public ciblé par Johnnie Cochran. Cette charge émotionnelle était le double fruit de l’origine et de la célébrité de Simpson. L’issue du procès n’aurait certainement pas été la même s’il avait seulement été afro-américain ou célèbre.
Ce fut le talent – mais pas le mérite – de Johnnie Cochran d’appliquer avec une rigueur remarquable, sur l’année que dura le procès, sa stratégie de défense et de communication. Il utilisa le moindre détail dans cette optique, ainsi qu’en témoignent deux exemples édifiants.
Le premier a trait à une information qu’il apprit par hasard et qu’il utilisa pour renforcer la crédibilité de son récit : l’un des policiers qui étaient intervenus sur la scène de crime habitait Simi Valley, la banlieue de Los Angeles où s’était déroulé le procès au terme duquel avait été acquittés les policiers qui avaient tabassé Rodney King. Cochran ne manqua pas, lors de son interrogatoire dudit policier, de lui faire mentionner son lieu d’habitation à plusieurs reprises afin de le présenter aux jurés, par association, comme raciste.
Un autre exemple de l’attention portée par la défense au moindre détail de son récit fut la visite organisée pour le jury sur les lieux du crime (domicile de Nicole Brown) et de la découverte des autres indices (domicile d’O.J. Simpson). Avant cette visite, l’équipe de Simpson prit le soin de redécorer sa maison, remplaçant les signes ostentatoires de son narcissisme par des photos de ses enfants et des emblèmes de la culture noire. Il s’agissait cette fois d’associer Simpson aux membres afro-américains du jury.
Vingt ans après le procès Simpson, les assassinats de plusieurs Noirs désarmés (Michael Brown, Eric Garner, Freddie Gray, Trayvon Martin, Walter Scott…) par des policiers montrent que l’Amérique n’a toujours pas assaini les relations entre ses forces de l’ordre et sa population afro-américaine.
A cet égard, le déni de justice que représenta le verdict du procès Simpson aurait pu être utile s’il avait fait avancer la cause de la réconciliation entre Noirs et Blancs outre-Atlantique. Malheureusement, la stratégie empoisonnée déployée par la défense de Simpson rendit cette issue impossible : le cynisme et la malhonnêteté intellectuelle des avocats furent proportionnels à l’ampleur des preuves physiques réunies contre leur client.
Troisième leçon : le message n’a aucune chance d’être adopté si le messager n’est pas adapté.
Le messager est le message. C’est vrai pour un chef d’entreprise qui s’adresse aux marchés financiers après avoir échoué à tenir plusieurs de ses engagements comme pour la police de Los Angeles qui tente de faire condamner un meurtrier afro-américain après plusieurs décennies de dérives racistes.
C’est d’ailleurs précisément l’argument que Johnnie Cochran utilisa dans sa plaidoirie finale, après avoir comparé Mark Fuhrman à Adolf Hitler :
“Si vous ne pouvez pas faire confiance aux messagers, méfiez-vous de leur message. […]
Votre verdict résonnera bien plus loin que cette cour. Je n’essaie pas de mettre la pression sur vous mais simplement de vous dire ce qui se déroule réellement ici14.
Votre verdict dira beaucoup sur la justice en Amérique et sur la police : doit-elle être au-dessus de la loi ? Peut-être est-ce la raison pour laquelle vous avez été sélectionnés. Il y a quelqu’un dans votre histoire personnelle qui vous permet de comprendre que ce cas est choquant. Peut-être êtes-vous les bonnes personnes, au bon moment, au bon endroit pour dire : ‘stop’. […]
Mettez un terme à ce complot. Mettez un terme à ce complot. Si vous ne l’arrêtez pas, qui le fera ? Pensez-vous que la police le fera ? Pensez-vous que le bureau du procureur le fera ? Pensez-vous que nous puissions l’arrêter par nous-mêmes ?
Ce complot doit être endigué par vous. Qui d’autre que vous peut faire respecter l’ordre par la police ? Vous pouvez le faire grâce à votre verdict. Vous êtes ceux qui leur passez le message“.
Certes, Mark Fuhrman était raciste. Mais O.J. Simpson était coupable. Pourtant, il bénéficia de l’oppression d’un peuple noir dont il avait, toute sa vie, cherché à s’éloigner.
Quatrième leçon : Janus est le saint patron des communicants.
J’ai à plusieurs reprises expliqué sur Superception que nous nous percevons tous à travers un miroir déformant car la chose sur laquelle il est le plus difficile d’être objectif et lucide est soi-même. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude d’affirmer que, lorsque nous communiquons, nous sommes tous des Janus aux deux visages : celui que nous croyons projeter et celui qui est perçu par nos interlocuteurs.
En fait, cette présentation des choses est simplificatrice comme le montrent les travaux d’Osmo Wiio, un chercheur en communication finlandais notamment connu pour avoir énoncé des lois qui sont à la communication ce que la loi de Murphy est à la vie courante.
Wiio a également établi que, dans chaque conversation entre deux individus, ce sont en fait six personnes qui sont représentées15 :
- Celui que vous pensez être.
- Celui que vous pensez que votre interlocuteur est.
- Celui que vous pensez que votre interlocuteur pense que vous êtes.
- Celui que votre interlocuteur pense être.
- Celui que votre interlocuteur pense que vous êtes.
- Celui que votre interlocuteur pense que vous pensez qu’il est.
L’affaire Simpson apporta une démonstration éclatante de cette théorie, comme le démontre la comparaison entre les procès pénal et civil.
Celui-là fut entravé par les multiples représentations que les principaux protagonistes avaient les uns des autres du fait du contexte sociétal, du statut d’O.J. Simpson, du comportement du juge et de la stratégie de la défense. Celui-ci se déroula un an après de manière presque normale.
La célébrité de Simpson était alors un facteur moins écrasant. En effet, même s’il fut acquitté, le monceau de preuves irréfutables présentées lors du procès pénal finit par faire son oeuvre dans la perception du grand public et de ses amis. A de très rares exceptions près, Simpson fut abandonné par ses riches amis blancs et devint un paria dans toutes les institutions réservées aux élites où il avait l’habitude de parader. De même, ne craignant plus d’offenser une légende vivante, les principaux témoins du procès civil tinrent des propos beaucoup plus clairs et incriminants pour l’accusé.
Ne pouvant plus invoquer le Cinquième amendement de la Constitution américaine, Simpson fut obligé de témoigner et fit preuve de ses narcissisme et arrogance coutumiers. En particulier, il frappa les jurés et les observateurs par la dualité de ses réactions, indifférent lorsqu’il était accusé d’avoir tabassé Nicole Brown, révolté lorsqu’on lui disait qu’elle l’avait rejeté.
Ne pouvant plus refaire le coup du complot raciste, le nouvel avocat de l’accusé fut obligé de s’en tenir peu ou prou aux faits. De nouvelles preuves, notamment relatives à la paire de chaussures très rare portée par le meurtrier, furent présentées et acculèrent davantage encore Simpson.
Enfin, le procès civil fut présidé par un juge beaucoup plus compétent et imperturbable que Lance Ito et ne connut de ce fait16 aucune des dérives du procès pénal.
In fine, le jury délibéra pendant une semaine et condamna Simpson à des dommages et intérêts supérieurs à 30 millions de dollars.
Conclusion : toute vérité n’est que perception
Je définis le concept de Superception comme suit :
“Les faits sont têtus. Mais être têtu, c’est ténu. Un fait n’a jamais motivé un acte d’achat, convaincu un individu de s’engager, fédéré une entreprise ou rallié un peuple à un projet. La réalité des faits n’est qu’une vérité en noir et blanc que notre subjectivité colore. Seul le sens que nous donnons à la réalité peut nous inciter à agir. Loin d’être une réaction futile, la perception a donc des super-pouvoirs. Elle est superception“.
Le procès (pénal) d’O.J. Simpson constitua malheureusement une parfaite démonstration de ce principe.
Les faits étaient têtus et ils accablaient Simpson. Mais ces faits furent ténus face au récit concocté par sa défense pour faire jouer la subjectivité des jurés. Leur perception, loin d’être une réaction futile, se révéla avoir des super-pouvoirs : acquitter le meurtrier contre lequel il avait été réuni le plus grand nombre de preuves de toute l’histoire criminelle américaine.
Comme l’écrivit l’auteur britannique Henry Major Tomlinson,
“Nous ne voyons pas les choses comme elles sont mais comme nous sommes“.
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1 Sélection par les clubs des joueurs qui vont les rejoindre, principalement en provenance des universités du pays. Les plus mauvaises équipes choisissent en premier et obtiennent donc censément les meilleurs joueurs. Le classement de sélection dans la Draft est l’un des principaux honneurs de la carrière des athlètes professionnels de sports collectifs outre-Atlantique.
2 La saison régulière comptait 14 rencontres à son époque et est passée à 16 confrontations en 1978.
3 Situé de part et d’autre de Sunset Boulevard à l’Ouest de Bel Air, Brentwood est souvent moins tape-à-l’oeil que Beverly Hills, Bel Air ou les Hollywood Hills mais rarement moins riche. La meilleure partie de Brentwood est située au Nord de Sunset Boulevard, la moins prestigieuse au Sud. La propriété d’O.J. Simpson, sise sur North Rockingham Avenue, était naturellement localisée du bon côté du célébrissime boulevard.
4 Un élément frappa les policiers qui appelèrent O.J. Simpson à Chicago pour lui annoncer le décès de son épouse : au cours de la conversation téléphonique, il ne demanda pas comment Nicole était morte.
5 En particulier Johnnie Cochran, Robert Shapiro, Barry Scheck, F. Lee Bailey et Alan Dershowitz.
6 Au début de l’affaire, TIME avait publié en Une la photo d’identité judiciaire d’O.J. Simpson et l’avait assombrie pour illustrer son titre, “An American Tragedy“. Le magazine avait été accusé de racisme, ce qui avait servi à la fois de leçon et d’avertissement à tous les autres médias.
7 Le travail des criminalistes est d’ailleurs rarement complètement exempt de reproches, hormis dans les épisodes de la série télévisée “CSI“.
8 La défense introduisit également la possibilité, toujours sans la démontrer, de la contamination des preuves physiques en raison de leur supposée mauvaise manipulation par les policiers et criminalistes. Cette hypothèse fut également démontée par la procureure et son équipe.
9 Groupes de discussion servant des recherches qualitatives.
10 A l’époque, le célèbre révérend Jesse Jackson définit d’ailleurs O.J. Simpson sur CNN comme “une sorte de Noir dé-ethnisé“.
11 A côté desquels était exposée une statue grandeur nature d’O.J. Simpson.
12 Il ne dura d’ailleurs que 32 minutes, une première certainement pour un homme que beaucoup d’indices accusaient d’un double meurtre.
13 Le travail de la défense ne fut pas non plus exempt d’erreurs, souvent provoquées par les batailles d’ego entre les différents avocats stars.
14 En fait, il leur explique aussi ce qu’ils risquent de vivre, de retour dans leurs communautés respectives, s’ils condamnent un Noir accusé par la police de Los Angeles.
15 Je rédige cette règle entièrement au masculin pour ne pas la rendre plus complexe à lire.
16 La ferveur médiatique moins intense contribua certainement aussi à cette réussite.