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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Tout est plus grand au Texas, même les débats sur la modération des contenus sur les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux sont-ils les sauveurs ou les fossoyeurs de la liberté d’expression ?

Il y a quelques jours, la Cour d’appel des Etats-Unis pour le cinquième circuit (qui couvre la Louisiane, le Mississippi et le Texas) a rendu sa décision dans l’affaire NetChoice v. Paxton. Dans ce dossier, NetChoice, un lobby de l’industrie des nouvelles technologies qui milite pour la liberté d’entreprise et d’expression sur Internet, avait intenté un procès à Ken Paxton, le procureur général du Texas, afin de bloquer la mise en oeuvre de la loi H.B. 20, adoptée par l’Etat du Texas en septembre 2021.

Celle-ci stipule notamment que les réseaux sociaux qui comptent plus de 50 millions d’utilisateurs ne peuvent pas censurer (c’est-à-dire supprimer ou cacher) des contenus qu’ils jugent inappropriés. Ainsi la rediffusion de tueries racistes filmées par les assassins, la promotion de vidéos pédopornographiques ou la publication de messages de harcèlement ne peuvent-ils plus être empêchés par les plus grandes plates-formes numériques. La loi exige également que celles-ci rendent publics des rapports détaillés sur leur politique de modération de contenus, une disposition à laquelle, pour le coup, on ne peut qu’être favorable.

La Cour d’appel des Etats-Unis pour le cinquième circuit a confirmé la constitutionnalité de cette loi. Alors que NetChoice avait fait valoir que la limitation de la latitude éditoriale des réseaux sociaux allait à l’encontre du Premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression, les juges ont estimé que la loi texane, loin d’entraver cette liberté, “entrave la censure“. En clair, cette loi induit que tout citoyen de la Louisiane, du Mississippi ou du Texas pourrait intenter un procès à un réseau social s’il considère que celui-ci a censuré un contenu qu’il a publié sur sa plate-forme. Il s’agit donc d’une licence à l’extrémisme en tout genre et d’une remise en cause fondamentale de la section 230 de la loi américaine sur la décence des communications (Communications Decency Act).

La section 230, moins connue en Europe que le Règlement général de l’Union européenne sur la protection des données (RGPD), a une influence autrement décisive sur nos pratiques en ligne. Depuis 1996, elle protège les services numériques contre les responsabilités qu’ils pourraient encourir du fait des contenus mis en ligne par les internautes sur leurs plates-formes. Cette disposition est encore plus permissive que le Premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression qui, lui, connaît quelques restrictions1 relatives, par exemple, à l’incitation à des actes illégaux imminents, la profération de “menaces réelles” ou la violation de la propriété intellectuelle. Du fait de son extraordinaire laxisme, la section 230 a joué un rôle déterminant dans la constitution d’un Internet où la liberté d’expression ne connaît aucune autre limite que celles que s’imposent les entreprises concernées. C’est en effet la deuxième disposition majeure de la section 230 : elle habilite les sites et plates-formes numériques à policer les contenus publiés en leur sein dans la mesure de leurs moyens. Cette prescription visait à compenser le fait que, jusqu’à présent, ceux qui essayaient de modérer les contenus mis en ligne par les internautes étaient davantage attaqués pénalement que ceux qui s’en lavaient complètement les mains. Les géants du numérique bénéficient donc à la fois d’une immunité totale à l’égard des lois de l’Etat américain et de la capacité d’imposer leurs propres règles sur leurs sites et applications. La seule modification de cette loi intervint en 2018 lorsque la responsabilité des services numériques fut accrue à l’égard de l’identification et l’élimination des contenus liés au trafic sexuel2.

Ce sont ces dispositions que la loi H.B. 20 élimine. Au-delà du fait qu’il serait impossible, pour les réseaux sociaux concernés, de maintenir deux versions de leurs plates-formes respectives – une avec modération de contenus dans presque tous les Etats américains et une sans modération de contenus en Louisiane, au Mississippi et au Texas -, cette loi remet au premier plan le débat sur la mise en oeuvre de la liberté d’expression sur Internet. Il est d’ailleurs loin d’être achevé sur le plan juridique. En effet, la Cour suprême se penchera dans les prochaines semaines sur deux affaires majeures (Gonzalez v. Google et Twitter v. Taamneh) en matière de liberté d’expression en ligne : elles concernent la question de la responsabilité légale des champions des nouvelles technologies à l’égard de ce que les internautes publient sur leurs plates-formes et de ce que les algorithmes de celles-ci montrent à leurs utilisateurs.

Illustration par DALL-E 2 (mon entrée de texte initiale : “a cowboy using social media in Texas digital art”, suivie de quelques ajustements)

Or, comme je le rappelais ci-dessus, le Premier amendement à la Constitution américaine est extrêmement permissif. La justification, héritée des Lumières, d’une liberté d’expression quasi absolue ne fut jamais mieux exprimée que dans l’argumentaire rédigé en 1927 par Louis Brandeis, juge de la Cour suprême des Etats-Unis :

Ceux qui ont conquis notre indépendance considéraient que le rôle ultime de l’Etat était de permettre aux hommes de développer librement leurs facultés, et que, dans le gouvernement, les forces délibératives devraient prévaloir sur les logiques arbitraires. Ils valorisaient la liberté à la fois comme un moyen et une fin. Ils croyaient que la liberté était le secret du bonheur et le courage le secret de la liberté. Ils pensaient que la liberté de penser comme l’on veut et de parler comme l’on pense sont des conditions indispensables à la découverte et la diffusion de la vérité politique, que, sans les libertés de parole et de réunion, le débat serait vain, que, avec elles, le débat fournit des protections généralement suffisantes contre la propagation de doctrines nocives, que la plus grande menace contre la liberté est un peuple inerte, que le débat public est un devoir civique et qu’il devrait constituer un principe fondamental du mode de gouvernement américain”.

En d’autres termes, le remède contre une expression publique dangereuse n’est pas un silence imposé par le gouvernement mais davantage de liberté d’expression car celle-ci est le gage de l’engagement des citoyens dans la vie politique de leur pays. L’argumentaire de Louis Brandeis avait trait à l’affaire Whitney v. California. Dans sa décision, la Cour suprême confirma la sanction prononcée contre une Californienne, Charlotte Anita Whitney, condamnée par un tribunal de l’Etat pour avoir aidé à la constitution du Parti communiste américain, qui enseignait à ses membres comment renverser le gouvernement par la violence. La décision de la Cour suprême affirma que l’Etat, dans l’exercice de son pouvoir de police, avait le droit de punir un abus de la liberté de parole dans le cas “de propos inamicaux à l’égard du bien public, d’incitations au crime, de trouble de la paix publique et de mise en danger des fondations du gouvernement en menaçant de le renverser”.

Cette affaire est restée célèbre en raison de l’argumentaire de Louis Brandeis qui fit le lien entre liberté de parole et démocratie : il argua que les citoyens ont le devoir de participer au processus politique et que, pour ce faire, ils doivent jouir d’une liberté de parole sans limite. Dans le cas contraire, ils ne pourraient que participer au débat politique en promouvant les vues de la majorité au pouvoir. Après la décision de la Cour suprême, Charlotte Anita Whitney fut graciée par le gouverneur de Californie, alors qu’elle encourait une peine d’une à quatorze années de prison, sur le fondement du raisonnement de Louis Brandeis. Et la liberté d’expression fut sacralisée par plusieurs décisions ultérieures de la Cour suprême américaine en cohérence avec le Premier amendement de la Constitution.

Alors que les Etats-Unis sont menacés par la montée d’un fascisme incarné par – mais pas réductible à – Donald Trump, tout débat sur la liberté d’expression y est particulièrement important. Ma position à ce sujet repose sur deux convictions.

En premier lieu, ainsi que je l’ai plusieurs fois exprimé sur Superception, je suis partisan d’une liberté d’expression à l’américaine, c’est-à-dire encadrée par un nombre minimal de restrictions. La liberté d’expression ne se divise pas, elle ne se négocie pas. Tout compromis la concernant est une compromission. Dès qu’on encadre la liberté d’expression, on donne à une institution la responsabilité exorbitante de borner notre pensée. La liberté d’expression n’est pas la liberté de dire ce avec quoi la majorité du moment – représentée par ladite institution – est d’accord. La liberté d’expression ne peut être la manifestation d’un consensus. Sinon elle est une norme sociale. Liberté d’expression et consensus sont par nature antithétiques.

En second lieu, le plus grand problème posé par les plates-formes numériques, davantage que la liberté d’expression (freedom of speech), est la liberté d’expansion (freedom of reach). Cette distinction, opérée par Tristan Harris3, cofondateur et directeur du Center for Humane Technology, met en exergue le rôle de la promotion par les plates-formes numériques des opinions les plus dangereuses pour la Société. Qu’un point de vue scandaleux soit affirmé sur Facebook, Twitter ou YouTube ne me choque pas ; qu’il bénéficie des vecteurs de viralité algorithmiques de ces services me révolte. Or cette dynamique est consubstantielle à leur modèle de monétisation. Mais elle fait passer ces services du statut d’instrument de la liberté d’expression à celui de complice des pires dérives. En réalité, ce qui est en jeu est le modèle économique des réseaux sociaux, qui repose sur la promotion de contenus sensationnels, et donc souvent dégradants, pour capter et conserver l’attention émotionnelle des internautes.

Au-delà de ses motivations politiques évidentes pour favoriser l’expression publique de l’extrême-droite, la loi H.B. 20 du Texas présente donc le seul mérite de porter cette contradiction à son paroxysme : la seule manière, pour les grands réseaux sociaux, de l’appliquer sans détruire davantage la Société américaine est de réviser leur mécanique de monétisation afin que les contenus les plus scandaleux ne soient pas les plus visibles.

Alors qu’ils ne peuvent plus modérer leurs contenus, ils devraient modérer leur appât du gain.

1 Définies par la Cour suprême dans plusieurs décisions successives.
2 Il s’agit de la loi “Allow States And Victims To Fight Online Sex Trafficking Act”.
3 “How a Handful of Tech Companies Control Billions of Minds Every Day”, TED, 2017.

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