14 mai 2025 | Blog, Blog 2025, Communication | Par Christophe Lachnitt
Politiques et influenceurs : les liaisons dangereuses… pour la démocratie
La participation de Gérald Darmanin à l’émission LEGEND sur YouTube pose plusieurs questions.
Il n’est ni le premier – Jordan Bardella, Louis Boyard, Jean Lassalle, Sébastien Lecornu, Sandrine Rousseau, François Ruffin et Nicolas Sarkozy y sont intervenus avant lui – ni le dernier politique à participer à cette émission. Le seul point commun des épisodes de celle-ci semble être, à travers la grande diversité de ses invités, de chasser le sensationnel, quitte à donner la parole à des personnages fort peu recommandables (e.g. Dieudonné, Didier Raoult). Guillaume Pley, son créateur, manifeste aussi une prédilection certaine pour les faits divers et le sexe. Toujours est-il que LEGEND a trouvé un public : elle compte plus de 2 millions d’abonnés sur YouTube.
J’ai lu sur les médias sociaux, y compris de la part de communicants, des louanges pour la démarche du garde des Sceaux d’échanger avec un influenceur. Je ne les partage pas.
Les influenceurs permettent de toucher de nouveaux publics qui ne s’intéressent pas à la chose publique. L’épisode de Gérald Darmanin a été vu (partiellement ou entièrement) plus de 635 000 fois à l’heure où j’écris ces lignes, et a bénéficié, en outre, d’un grand écho dans les médias et sur la sphère numérique. Cet impact direct et indirect est le premier avantage que les influenceurs présentent pour les politiques. Le second, peut-être plus important encore, est qu’ils constituent un terrain complice sur la forme et complaisant sur le fond pour les politiques qu’ils invitent. Le titre de l’épisode du ministre de la Justice affirme ainsi qu’il “raconte les dessous de la politique”, ce qui est davantage cohérent avec le positionnement sensationnaliste de LEGEND qu’avec le niveau de discours que l’on peut attendre du titulaire d’un tel maroquin.
C’est dans la combinaison de ces deux avantages que le bât blesse. On l’a observé aux Etats-Unis avec la campagne de Donald Trump : les influenceurs permettent d’endoctriner à bas coût politique une frange du public qui est imperméable aux émissions politiques classiques. Le rôle des médias d’information est notamment de réaliser une médiation entre les citoyens et les dirigeants pour tenir ceux-ci responsables de leurs paroles et leurs actes. Or, en s’exprimant auprès d’influenceurs qui n’ont souvent pas la compétence et jamais la volonté de les challenger, les politiques échappent à l’imputabilité de leurs charges.

L’épisode de Gérald Darmanin nous en fournit une remarquable illustration.
La première raison pour laquelle il fit grand bruit concerne les excuses du ministre auprès des supporters de Liverpool à propos de sa gestion désastreuse de la finale de la Ligue des Champions d’il y a trois ans entre l’équipe anglaise et le Real Madrid, et des mensonges qu’il proféra alors, leur imputant sans fondement la responsabilité de ses propres erreurs.
Mais lesdites excuses furent pour le moins baroques :
- Elles interviennent trois ans après les faits. Imagine-t-on un PDG s’excuser, trois ans après, auprès d’une partie prenante qui aurait été victime de ses méfaits ou de ceux de son entreprise ? Il ne serait depuis longtemps plus en poste.
- Gérald Darmanin s’excuse pour des fautes qu’il rejette sur ses subordonnés : “On voit sur les images de vidéo surveillance une foule rouge de supporters de Liverpool, agglutinés contre les grilles et des CRS qui les retiennent. On me dit qu’il y a un mouvement de foule. C’est Liverpool, un immense club, mais c’est aussi le hooliganisme anglais. Le ministre de l’Intérieur en France, son sujet, c’est le hooliganisme. L’analyse que nous faisons dans un premier temps, c’est : ‘ils foutent le bordel’. C’est ce que j’apprends au poste de sécurité, c’est ce que m’apprend le préfet de police qui m’a rejoint, c’est ce que montrent les images. […] Lors de ma première sortie publique, je dis ce qu’on m’a dit, ‘Les Anglais foutent le bordel'”. Imagine-t-on un PDG expliquer à des analystes financiers que les piètres résultats de son entreprise s’expliquent par les mauvaises informations que lui ont données son directeur commercial ou son directeur financier ? Non, un patron assume les erreurs et les fautes de ses équipes, parce qu’il est responsable de les avoir nommées ou de ne pas les avoir changées.
Et c’est ici qu’un influenceur est le parfait interlocuteur : il ne va pas poser de questions incisives. Le ministre peut donc dérouler les éléments de langage qu’il a soigneusement préparés pour déminer le problème qui le poursuit depuis trois ans. Comme on dit en communication politique, le sujet est “purgé” dans l’optique de son éventuelle candidature à la Présidentielle. Il n’aura plus à y revenir et, si jamais un journaliste le relance à son propos, il pourra dire qu’il a déjà répondu.
La seconde raison pour laquelle la participation de Gérald Darmanin à l’émission LEGEND marqua les esprits tient à ce qu’il déclara sur la situation sécuritaire en France : “Je pense qu’il n’y a plus de lieu safe, en fait. Aujourd’hui, on voit bien que la moindre petite bourgade de ruralité connaît la coke, le cannabis. C’est que ça s’est généralisé, métastasé, quelque part. C’est plus que dans les endroits où on cherchait le problème potentiel“.
Cette remarque relève de ce que j’appelle la politique du miroir : la forme d’empathie la plus aboutie des politiques avec leurs concitoyens semble être de s’appesantir sur les constats et de le faire de manière toujours plus brute, voire provocante, pour bien montrer qu’ils ont saisi les problèmes que “les gens” rencontrent. Cette pratique est naturellement au coeur de la stratégie politique des extrémistes et populistes en tout genre – Donald Trump en est le champion actuel et on se souvient de la célèbre remarque de Laurent Fabius sur Jean-Marie Le Pen -, mais elle envahit les autres parties de l’échiquier politique depuis quelque temps déjà. Dans le cas présent, nous avons l’ex-ministre de l’Intérieur pendant plusieurs années et actuel ministre de la Justice qui fait le constat de son propre échec, et ce non pour annoncer sa démission mais au contraire pour nourrir la possibilité de sa candidature à l’Elysée.
Incidemment, je prends ici l’exemple de Gérald Darmanin, parce qu’il est dans l’actualité, mais j’aurais pu me fonder sur d’autres exemples correspondant à la même approche médiatique et politique.
Toujours est-il que, paradoxalement, trop de médias tuent la démocratie : quand les journalistes peuvent être aisément contournés, le fait de s’adresser censément directement au peuple prive en fait celui-ci de son droit à une information éclairée.