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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Même le quotidien de la Silicon Valley a raté la vague Internet

The San Jose Mercury News avait tout pour réussir dans le nouvel écosystème médiatique créé par Internet. Son échec est une passionnante parabole sur le fonctionnement des groupes de presse.

La source factuelle de ce post est un long article consacré par The Columbia Journalism Review – publiée par l’Ecole de journalisme de l’Université Columbia (New York) – à l’évolution du San Jose Mercury News ces trente dernières années.

En 1981, Robert Ingle arrive au sein du San Jose Mercury News en provenance du Miami Herald et en devient rapidement le patron éditorial. Il était déjà en avance sur son époque à Miami où il avait lancé juste avant son départ une expérimentation pour diffuser l’actualité sur d’autres supports que le papier. Dénommé Viewtron, le système mettait en œuvre des terminaux connectés à un poste de télévision et un clavier. Il permettait même aux utilisateurs d’envoyer des messages à la rédaction du journal et de faire des achats. Mais Viewtron était trop en avance sur les habitudes et l’équipement technologique des consommateurs pour être un réel succès. Il fut mis au rebut en 1986.

Toujours visionnaire, Ingle rédigea en 1990 un rapport pour les actionnaires du San Jose Mercury News dans lequel il dessina l’avenir du journal dans l’environnement créé par les nouvelles technologies. Ingle envisagea alors le rôle des équipements mobiles dans la consommation des informations et le recours à des logiciels qui agiraient comme des “gestionnaires d’actualité”. Il prédit aussi que les gens n’interagiraient plus seulement en fonction de leur proximité géographique mais s’organiseraient en communautés virtuelles partageant le même centre d’intérêt et se connectant électroniquement. Enfin, il recommanda que son journal ne reproduise pas l’erreur de Viewtron – tenter d’imposer une innovation unique aux consommateurs – mais leur propose une gamme de nouveaux services parmi lesquels ils pourraient choisir ceux qu’ils préfèrent. Ingle considérait que les journaux avaient encore un avantage sur les nouvelles technologies mais que cet avantage ne durerait pas indéfiniment. A ses yeux, The San Jose Mercury News devait développer un laboratoire pour tester le potentiel offert par les nouvelles technologies, un laboratoire qui devrait faire partie de la rédaction du quotidien et non pas en être disjoint. Pour réaliser la nature avant-gardiste du mémo de Robert Ingle, il faut rappeler que, en 1990, à Santa Clara en pleine Silicon Valley, seulement 13% des foyers avaient un ordinateur et un modem !

Le projet porté par Bob Ingle, Mercury Center, fut lancé en 1993 sur le bouquet AOL. The San Jose Mercury News était encore en avance sur ses concurrents malgré le temps qu’il avait fallu à Ingle pour passer de la conception d’un plan à sa mise en œuvre. Pour constituer l’équipe de Mercury Center, Ingle recruta des journalistes et non des spécialistes des nouvelles technologies, et ce alors même que les universités entourant le journal en étaient peuplées. Le projet fut très mal reçu par les équipes du journal qui le perçurent à la fois comme un intrus dans l’histoire du quotidien et comme une menace pour leur propre emploi. La nature autocratique de Bob Ingle n’arrangea rien.

Lors de son lancement, Mercury Center proposait pour un abonnement mensuel de 9,95 dollars des contenus que le journal ne pouvait pas reproduire : transcriptions de conférences de presse, dépêches, archives, etc. Il offrait aussi la possibilité à ses utilisateurs d’envoyer des mails aux auteurs des articles qui étaient fortement incités par Ingle à leur répondre. En 1994, le lancement du navigateur Netscape permit aux consommateurs de s’aventurer sur Internet au-delà des confins du service proposé par leur fournisseur d’accès. L’année suivante, Mercury Center fut le premier site d’un quotidien à migrer vers le web. Sa présentation, libérée des limites imposées par AOL, devint vite beaucoup plus attrayante. L’abonnement mensuel passa de 9,95 à 4,95 dollars. En mai 1995, le site comptait 2 700 abonnés.

Le siège du San Jose Mercury News – (CC) George Kelly

Un temps, la bulle Internet porta la progression des revenus publicitaires du journal, essentiellement grâce aux annonces de recrutement des entreprises hi-tech locales. Fort de ses moyens accrus, le quotidien développa ses équipes. La croissance des rédactions de l’édition papier et de Mercury Center résulta dans le déménagement de celle-ci dans un immeuble différent de celle-là, accroissant définitivement la distance géographique, culturelle et opérationnelle entre les deux entités que Bob Ingle n’avait jamais réussi à faire travailler de concert. Dans le même temps, la Silicon Valley attirait de plus en plus l’intérêt des médias nationaux du fait de ses nombreuses success stories dans les nouvelles technologies. Cela diminua progressivement la valeur ajoutée du San Jose Mercury News comme spécialiste des entreprises locales.

En août 1996, c’est grâce à une série d’articles sur le financement des contras – les opposants nicaraguayens soutenus par les Etats-Unis – par le trafic de drogue que le journal fut au cœur de l’attention nationale. Ces articles furent exemplaires d’une coopération réussie entre l’édition papier qui les publia et Mercury Center qui mit en ligne des documents détaillés et des enregistrements audio. Malheureusement, le reportage n’était pas fondé et le journal dut se rétracter. La puissance de la combinaison entre papier et Internet fut donc démontrée dans le plus mauvais des contextes et fut passée par pertes et profits.

En 1998, Mercury Center abandonna son système d’abonnement payant. Le site attirait alors 1,2 million de visiteurs mensuels (gratuits et payants) et faisait tout pour attirer également davantage d’annonceurs. Mais, même si le journal était très profitable et se déployait dans des directions inattendues (créant par exemple une édition en Vietnamien), il faisait face à une nouvelle concurrence sur Internet. Le jeune site dédié au recrutement, Monster, concurrençait par exemple les pages consacrées aux offres d’emploi dans les éditions papier et en ligne du journal. Mais ses patrons ne s’en rendirent pas compte au départ.

L’actionnaire du San Jose Mercury News tenta de lancer un projet en ligne (Real Cities) fédérant ses différents journaux mais ne parvint pas à convaincre ceux-ci d’y participer de bon cœur. Les années 2000 furent marquées par une chute vertigineuse des revenus publicitaires du journal, en particulier dans les petites annonces (-71% sur la décennie) et le Groupe enchaîna les plans d’économies. Lorsqu’il changea d’actionnaire en 2006, sa marge opérationnelle était passée de 30% à 9%. En 2008, le quotidien fit sa révolution : suppression de ses éditions en Espagnol et Vietnamien ainsi que de son magazine dominical, division par deux du nombre de journalistes… Aujourd’hui, The San Jose Mercury News, qui compte 2,7 millions de lecteurs hebdomadaires pour ses éditions papier et en ligne, est beaucoup moins ambitieux. Les dépêches d’agence y occupent une place importante, ce qui reflète l’absence de moyens pour créer des contenus originaux. Et la plus grande part de ses profits provient toujours de son édition papier…

Localisé au cœur de la Silicon Valley, dirigé par un patron visionnaire et bénéficiant d’une longue croissance, The San Jose Mercury News avait tout pour réussir sa transition du papier au web. Malheureusement, des difficultés avant tout managériales – animation des équipes, décisions inappropriées, luttes de pouvoir entre chapelles… – et un certain manque de chance (cf. l’article dénué de fondement sur les contras) à l’empêchèrent de faire jouer ses atouts pourtant uniques dans toute la presse américaine.

Pour conclure, je reviendrai sur un aspect souligné par The Columbia Journalism Review : des études réalisées par The San Jose Mercury News en 1994-1995 montrèrent que les utilisateurs de Mercury Center étaient prêts à payer un surplus pour des contenus premium (archives, informations plus spécialisées…), alors que le contenu basique du site (essentiellement constitué d’articles qui n’avaient pas trouvé leur place dans l’édition papier) ne les motivaient pas outre mesure.

Au lieu de suivre la voie tracée par les résultats de ces études, la direction du journal décida quelques années plus tard de mettre un terme à son système payant dans l’espoir d’attirer davantage de revenus publicitaires. Elle fit le choix de séduire la plus grande audience possible – synonyme de tarifs publicitaires plus élevés – plutôt que de cibler des niches prêtes à payer pour accéder à certains contenus du site. In fine, elle échoua sur les deux tableaux.

Ce choix auquel fut confronté The San Jose Mercury News est très intéressant car il trouve un écho dans l’actualité de la presse écrite. A cet égard, la stratégie adoptée il y a quelque temps par The New York Times – sur laquelle j’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’exprimer sur Superception (voir notamment ici et ici) – reflète une nouvelle expérimentation marketing pour les grands organes de presse généralistes : le quotidien new-yorkais a décidé de mettre un place un système payant (paywall) pour l’ensemble de son site. De son côté, The Wall Street Journal a instauré lui aussi, bien que plus anciennement, un système d’abonnement payant. Mais le positionnement de ce journal correspond davantage à celui d’un acteur de niche.

L’avenir de la presse écrite dans le nouvel environnement créé par Internet n’est pas écrit. Les expérimentations abondent et les succès sont rares. Mais l’exemple du San Jose Mercury News démontre que les difficultés ne sont pas seulement techniques et marketing. Comme dans toute entreprise – au double sens du terme –, la capacité à entraîner les équipes est primordiale.

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