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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Affaire Joe Rogan : Spotify, Facebook sans surmoi

C’est dans les crises que l’on peut observer la vraie nature des êtres humains et des organisations. Démonstration avec Daniel Ek et Spotify.

Reprenons les événements des dernières semaines. Le débat sur la diffusion par Spotify du podcast de Joe Rogan, antivax notoire et promoteur de désinformations diverses sur le Covid-19, fut réactivé par la lettre ouverte adressée à la plate-forme audio suédoise par 270 médecins. Il monta d’un cran lorsque des musiciens, au premier rang desquels Neil Young et Joni Mitchell, décidèrent de quitter Spotify. Puis Brené Brown, célèbre auteure et productrice de deux podcasts diffusés en exclusivité sur Spotify, annonça qu’elle n’y publierait plus de nouveaux épisodes jusqu’à nouvel ordre. Le Prince Harry et Meghan Markle, qui bénéficient d’un contrat de plusieurs millions de dollars avec Spotify, s’exprimèrent également. Enfin, la révélation des règles de modération de contenus de Spotify signala que Joe Rogan ne court aucun risque en la matière : pour être morigéné, il lui faudrait probablement affirmer que le Covid n’existe pas ou que le port du masque peut tuer.

Devant le tohu-bohu provoqué par ces événements, Daniel Ek, co-fondateur et patron de Spotify, décida d’ajouter un message d’alerte à tous les épisodes de podcast traitant du Covid-19 et de diriger leurs auditeurs vers une liste de podcasts de référence sur ce sujet.

Dans la foulée, il s’expliqua en ces termes lors d’un échange avec l’ensemble des collaborateurs de Spotify :

En 2019, notre catalogue de musiques et de podcasts n’était pas très différencié, ce qui nous empêchait de conclure des accords avec des fournisseurs d’équipements audio aussi essentiels qu’Amazon, Google et même Tesla. Ceux-ci avaient ou développaient leurs propres services de streaming avec globalement les mêmes contenus et n’avaient donc aucune raison d’y intégrer notre offre. Et leurs utilisateurs n’exigeaient pas d’avoir accès à Spotify ; ils voulaient juste accéder à ces mêmes contenus.

Pour lutter contre cet état de fait, nous devions trouver un moyen de pression. C’est pourquoi nous avons conclu des accords exclusifs avec des personnalités telles que Joe Rogan, les Obama, Brené Brown ou Dax Shepard, pour n’en citer que quelques-unes. Avec ces contrats, nous détenions un élément dont nos partenaires avaient besoin pour satisfaire leurs utilisateurs. De fait, les bénéfices de ces accords exclusifs ont été significatifs : il suffit de constater que nous sommes désormais la plate-forme de podcasts la plus utilisée aux Etats-Unis. Et nous continuons de gagner des parts sur cet important marché comme sur d’autres à travers le monde. Pour être franc, si nous n’avions pas effectué certains des choix que nous avons faits, je suis convaincu que notre entreprise ne serait pas là où elle est aujourd’hui. […]

Je comprends que, parce que nous avons un accord exclusif avec Joe Rogan, il est facile de conclure que nous approuvons chaque mot qu’il prononce et partageons les opinions exprimées par ses invités. Ce n’est absolument pas le cas. Je ne suis pas du tout d’accord avec beaucoup de choses affirmées par Joe Rogan que je trouve très offensantes. Mais permettez-moi de revenir sur ce que je disais il y a quelques instants : si nous voulons avoir la moindre chance de réaliser nos grandes ambitions, nous devrons diffuser sur Spotify des contenus auxquels beaucoup d’entre nous ne seront peut-être pas fiers d’être associés”.

Daniel Ek – (CC) Bloomberg

Je trouve cette déclaration doublement extraordinaire.

En premier lieu, Daniel Ek admet benoîtement que la seule méthode qu’il a trouvée, comme co-fondateur et patron de Spotify, pour que l’Entreprise réalise son ambition dans les podcasts, est non seulement d’accepter l’inacceptable mais d’en faire son premier argument de vente. Certaines plates-formes, au premier rang desquelles Pinterest, font ce qu’elles peuvent pour lutter contre les contenus dégradants. D’autres, comme Facebook et Twitter, les accueillent et les promeuvent algorithmiquement afin de maximiser l’engagement de leurs membres. Spotify, pour sa part, est passé au niveau ultime de la turpitude : elle a fait d’un producteur de contenus méprisables le premier vecteur de sa stratégie et lui a attribué dans cette optique un contrat estimé à 100 millions de dollars.

En second lieu, le message de Daniel Ek à ses collaborateurs – et aux talents extérieurs au Groupe qui pourraient envisager de le rejoindre – est clair : chez Spotify, vous aurez probablement honte de réaliser notre projet d’entreprise. Il les enjoint ainsi de n’accepter aucun compromis avec la valorisation de Spotify pour promouvoir les valeurs humaines les plus élémentaires. A une époque où toutes les organisations se soucient de leur marque employeur, il fallait y penser.

Il faut cependant reconnaître à Daniel Ek une forme d’honnêteté, procédant certainement d’une absence de surmoi, que même Mark Zuckerberg ne peut égaler (à la différence d’Andrew Bosworth, l’un de ses bras droits, dans son tristement célèbre mémo interne “Le hideux”). Faut-il préférer l’honnêteté des cyniques ou l’hypocrisie des menteurs ? Il est dommage que l’industrie des nouvelles technologies nous propose trop peu d’alternatives à ce choix cornélien.

Imagine-t-on par exemple le PDG de Boeing, lors de la crise des 737 MAX, déclarer que les crashes provoqués par le défaut de conception de l’avion étaient certes déplaisants pour les salariés du Groupe mais indispensables à son ambition de croissance ? Boeing, dont les insuffisances ont directement tué des êtres humains, ne se permet pas la communication de Daniel Ek, dont l’entreprise tue certainement des personnes indirectement en promouvant les contenus antivax de Joe Rogan. Devant ses équipes, Daniel Ek s’est d’ailleurs félicité que “The Joe Rogan Experience” soit le premier podcast dans 93 marchés et donc le programme le plus populaire au monde. On a les satisfactions qu’on peut…

Sur le fond de l’affaire, j’ai souvent exprimé sur Superception et dans mes livres ma position en faveur d’une liberté d’expression absolue. Je ne demande donc pas à ce que Joe Rogan soit censuré. Mais nous sommes loin, en l’occurence, d’un débat de cette nature. Spotify, qui compte 406 millions d’utilisateurs mensuels actifs, ne se contente pas de publier le podcast de Joe Rogan ou même de le promouvoir : l’Entreprise en a fait la vitrine de sa plate-forme.

C’est ici que se trouve la seconde différence entre Spotify et les réseaux sociaux dans la gestion des contenus qu’ils publient et l’absence de surmoi qui semble caractériser Daniel Ek. En effet, les contenus litigieux sur les réseaux sociaux émanent essentiellement de leurs membres (j’exclus bien sûr ici les campagnes publicitaires qui sont parfois, elles aussi, problématiques), alors que Spotify a pris la décision éditoriale d’acquérir les contenus de Joe Rogan. Le niveau d’implication et, partant, de responsabilité n’est pas le même. En rémunérant Rogan, Spotify est encore plus complice de ses méfaits que lorsque Facebook laisse ses membres y déverser des torrents de désinformations et d’insultes.

Pourtant, le plus étonnant, peut-être, dans l’approche de Spotify à l’égard de Joe Rogan est que la plate-forme a associé sa marque au commentateur sans vérifier avec qui elle convolait. Ces dernières heures, des anciens épisodes de son podcast, précédant son accord d’exclusivité avec la plate-forme suédoise, ont réémergé. Il y utilise plusieurs dizaines de fois le terme “nègre” et semble y comparer les afro-américains à des singes.

Oui, décidément, Daniel Ek peut être fier que Joe Rogan soit diffusé par Spotify !

Le patron de Spotify s’est excusé auprès de ses collaborateurs après les révélations sur les propos racistes de sa star mais a indiqué qu’il n’avait aucune intention de rompre son contrat avec celle-ci. C’est le problème avec ceux qui n’ont aucun principe : ils attendent toujours qu’il soit trop tard pour réparer le mal qu’ils font.

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