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Toute vérité n'est que perception

Ukraine : de la guerre asymétrique à la communication asymétrique

L’Histoire est écrite par les vainqueurs“, dit-on. Mais le rôle de la communication dans les conflits ne se limite pas à la place de ceux-ci dans la postérité.

Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré.Christophe Lachnitt

De fait, la communication asymétrique autour de l’invasion russe de l’Ukraine a trois dimensions : chronologique, géographique et médiatique.

Asymétrie chronologique

L’invasion russe fut mieux préparée par Vladimir Poutine que par Volodymyr Zelensky, ce qui est logique étant donné que celui-là avait l’avantage de l’initiative sur celui-ci. Il put ainsi utiliser ses nombreux relais de propagande dans le monde occidental, comme on put l’observer en France, y compris avec plusieurs candidats à l’élection présidentielle, pour propager ses contrevérités au sujet d’une prétendue humiliation de la Russie après la chute du mur de Berlin et d’une supposée menace de l’OTAN à son endroit aujourd’hui, alors que les réalités diplomatiques, militaires et économiques les démentent.

Volodymyr Zelensky, pour sa part, était largement méprisé par les élites occidentales qui le voyaient comme un ancien clown à la tête d’un pays dont elles ne considéraient ni l’histoire ni le rôle stratégique. Cette perception était particulièrement prégnante outre-Atlantique, où il fut un hochet politicien entre les mains de Donald Trump. A l’été 2019, le Président républicain le soumit à un odieux chantage : il verserait une aide financière de 391 millions de dollars à son pays si et seulement si celui-ci annonçait publiquement le lancement d’une enquête anti-corruption sur le Parti démocrate américain et Hunter Biden, le fils de Joe Biden, alors considéré comme l’adversaire probable de Donald Trump lors de l’élection présidentielle à venir. L’aide retenue par l’administration Trump fut finalement délivrée à l’Ukraine grâce à une intervention bipartisane du Congrès auprès de la Maison-Blanche1.

Au début de l’année 2022, Vladimir Poutine avait donc toutes les cartes en main. Mais, au lieu de les jouer subtilement, il lança une invasion ignominieuse de l’Ukraine, y faisant commettre d’innombrables crimes de guerre. Emporté par le caractère tyrannique et belliciste dont il avait notamment fait montre en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine (déjà), en Syrie et au Kazakhstan, il ne fit pas fructifier l’asymétrie chronologique qu’il avait patiemment construite en termes de perception : si ses mensonges relatifs au risque que la libéralisation de l’Europe de l’Est ferait peser sur la Russie avaient largement pénétré la psyché occidentale (et y demeurent tragiquement), son imposture concernant l’opération de “dénazification” qu’il menait censément chez son voisin ne trompa presque personne.

En définitive, l’invasion de l’Ukraine relève de la fable du scorpion et de la grenouille : alors que Vladimir Poutine aurait obtenu davantage en jouant sur la persuasion (soft power), sa nature profonde lui fit choisir la confrontation (hard power). S’il avait gagné la guerre de l’information précédant l’invasion, il perd largement2 celle qui est menée parallèlement aux assauts militaires. Le paradoxe est que, à partir du moment où le Président russe voulut remporter une victoire totale, il s’interdit de l’obtenir car il ne put en écrire l’histoire.

En jaune, les pays qui soutiennent les sanctions prises contre la Russie – (CC) Ollie Vargas

Asymétrie géographique

L’asymétrie géographique de la communication des deux pays semble à l’avantage de l’Ukraine mais la situation est plus complexe. De prime abord, on peut penser, à partir de notre poste d’observation occidental, que Vladimir Poutine a certes imposé une propagande et une censure totalitaires sur la Russie mais qu’il a désormais peu d’influence au-delà du nouveau rideau de fer qu’il a mis en place. Or, comme le montre la carte reproduite ci-dessus, si les pays qui ont pris des sanctions contre la Russie représentent un poids militaire et économique majeur, ils sont très minoritaires en termes de population. En réalité, le nombre de pays qui ont voté la résolution de l’ONU condamnant l’invasion russe de l’Ukraine est beaucoup plus élevé que celui des Etats qui sanctionnent l’envahisseur : 141 pays adoptèrent ce texte, 5 votèrent contre, 35 s’abstinrent et 12 ne prirent pas part au scrutin. Ces résultats démontrent l’inanité de l’ONU, dont les textes n’engagent strictement à rien : la diplomatie des résolutions est le masque d’une géopolitique velléitaire.

Il est évidemment impossible de sonder les âmes des peuples de régimes totalitaires (e.g. Chine) ou de démocraties aux pratiques de plus en plus illibérales (e.g. Brésil et Inde) qui occupent des places importantes sur la carte représentée ci-dessus. Mais il ne faut assurément pas limiter notre analyse de la perception du conflit russo-ukrainien aux seuls pays développés occidentaux, même si ce sont eux qui hébergent les médias d’information libre les plus influents à l’échelle mondiale.

La guerre en Ukraine agit en fait comme le révélateur d’une scission croissante du monde en deux groupes d’Etats où l’idéologie ne joue plus le rôle qui lui était dévolu à l’époque de la Guerre froide. Cette confrontation entre deux blocs homogènes sur le plan doctrinaire est remplacée par un affrontement entre deux ensembles de pays moins cohérents politiquement :

  1. Des Etats dont les régimes, à quelques exceptions près (e.g. Hongrie et Pologne), sont démocratiques et libéraux et qui peuvent subvenir à leurs propres besoins, en particulier alimentaires et énergétiques, dans le cadre des accords les liant.
  2. Des Etats qui sont sous la coupe de régimes anti-démocratiques n’ayant souvent pas d’autre dogme commun que la kleptocratie.

Entre ces deux ensembles, naviguent des pays qui sont dépendants des Etats du second groupe pour diverses raisons (diplomatiques, militaires, économiques, énergétiques, alimentaires…).

Cette scission globale recouvre de nombreuses autres divisions bilatérales ou multilatérales qui risquent toujours plus de balkaniser l’univers numérique et, partant, les perceptions mondiales.

Naturellement, l’Ukraine et Volodymyr Zelensky sont considérés comme des héros par la grande majorité des dirigeants et citoyens des pays du premier groupe parce qu’ils sont animés des mêmes valeurs qu’eux. Même s’ils sont vaincus par la Russie, ils y écriront, directement ou indirectement, l’histoire de ce conflit. Dans les pays du second groupe, la situation sera beaucoup plus complexe et oscillera au gré des poids respectifs de leur opinion publique et de la propagande de leurs régimes.

Il est cependant un facteur décisif qui pourrait changer radicalement le rapport de forces entre ces deux ensembles d’Etats : il concerne le passage potentiel des Etats-Unis du premier au second groupe. Je n’ose ainsi imaginer ce qu’il serait advenu si Vladimir Poutine avait estimé que son pays et la situation internationale étaient mûrs pour lancer son offensive sur l’Ukraine alors que Donald Trump occupait encore le bureau ovale.

Outre le chantage réalisé par ce dernier à l’encontre de l’Ukraine, il convient de rappeler que Donald Trump a, durant son (premier) mandat, continûment défendu les intérêts de Vladimir Poutine contre ceux des Etats-Unis, a fait ami-ami avec de nombreux autres dictateurs à travers le monde, au premier rang desquels Rodrigo Duterte, Abdel-Fattah el-Sissi, Recep Tayyip Erdogan, Kim Jong Un et Xi Jinping3, a voulu défaire les alliances traditionnelles des Etats-Unis avec l’OTAN et l’Union européenne et a tenté par (presque) tous les moyens de rester au pouvoir malgré sa défaite lors de la dernière élection présidentielle en date.

Le retour au pouvoir de celui qui a qualifié l’invasion de l’Ukraine de “coup de génie” ou l’accès à la Maison-Blanche de l’un de ses imitateurs républicains constitueraient un danger presque sans précédent pour la liberté dans le monde en faisant basculer l’équilibre des puissances entre les deux groupes de pays cités plus haut. C’est d’ailleurs à mon sens la principale raison, plus encore que la menace de la Russie poutinienne, pour laquelle l’Europe doit constituer ses propres diplomatie et défense : son attelage naturel avec l’Amérique n’est malheureusement plus garanti aujourd’hui sur le plan des valeurs comme sur celui des intérêts.

Incidemment, si elle devait se retrouver livrée à elle-même dans le futur, l’Europe comprendrait enfin ce qu’elle aurait perdu avec l’extinction de l’alliance transatlantique qu’il est si bien vu de critiquer en son sein. Les contempteurs de celle-ci constateraient alors le prix humain et économique induit par la disparition du bouclier américain et apprécieraient peut-être la situation dans laquelle sont aujourd’hui plongés les voisins de la Russie.

Asymétrie médiatique

La troisième dimension de l’asymétrie communicationnelle du conflit russo-ukrainien est médiatique. C’est dans ce domaine qu’elle est la plus forte et la plus profitable à la victime.

La guerre en Ukraine est le premier conflit qui se déroule à l’ère numérique dans une région d’intérêt vital sur le plan géopolitique et donc incontournable pour les principaux médias mondiaux. Ce n’est pas le cas, par exemple, des luttes armées qui se poursuivent parallèlement en Birmanie, en Ethiopie, en Somalie, en Syrie et au Yemen.

En outre, alors que les Ukrainiens mènent dans ce domaine une guerre du vingt-et-unième siècle, Vladimir Poutine est incapable de dépasser ses pratiques d’agent du KGB du vingtième siècle : ceux-là tirent parti des nouveaux médias (chaînes d’information continue, réseaux sociaux…), celui-ci les interdit. Il faut dire que les martyres ukrainiens incarnent un dessein qui force le respect, tandis que le bourreau russe est incapable d’inspirer qui que ce soit.

Les ravages de la guerre sont filmés sur le champ de bataille par les victimes civiles qui témoignent en temps réel de leur persécution. Les Ukrainiens utilisent aussi d’autres moyens de communication modernes, tels que des drones pour montrer les destructions qu’ils subissent ou ce montage vidéo simulant une attaque sur Paris pour sensibiliser les dirigeants et populations occidentales. Par ailleurs, Google Maps et les images satellite permettent d’évaluer la situation militaire en temps réel. Les technologies numériques, si elles peuvent être exploitées par Vladimir Poutine pour surveiller sa population dans un pays qu’il maîtrise depuis plus de vingt ans, lui sont donc préjudiciables dans une terre de conquête. Elles constituent le principal, voire le seul, facteur d’asymétrie à l’avantage des Ukrainiens.

La talent et le courage personnels de Volodymyr Zelensky font le reste : tandis que Vladimir Poutine se terre dans ses palais, le Président Ukrainien se rang auprès des soldats et civils de son pays et articule habilement sa communication entre deux registres complémentaires : une série de vidéos en action et des adresses solennelles aux parlements des principaux pays démocratiques. Les premières témoignent de la décence de sa démarche, les secondes lui donnent du sens.

La continuation de la guerre par d’autres moyens

Dans ses trois dimensions asymétriques, la communication s’avère, pour paraphraser Clausewitz, la continuation de la guerre entre Russes et Ukrainiens par d’autres moyens.

C’est aussi ce qui lui donne toute son importance pour la suite du conflit et la sortie de celui-ci : le destin des Ukrainiens et de Vladimir Poutine dépendra certes de leur rapport de forces militaire mais aussi des perceptions respectives qu’ils auront suscitées d’ici là. A cet égard, il n’est pas impossible que les crimes de guerre commis par les spadassins russes en Ukraine finissent par horrifier les populations européennes et américaines à un point tel qu’elles en viennent à réclamer à leurs dirigeants une participation militaire plus directe à la défense des Ukrainiens.

L’asymétrie entre conflit militaire et guerre d’image aurait alors atteint son apogée.

1 C’est ce chantage qui valut à Donald Trump son premier “impeachment”.

2 Largement mais pas totalement : il parvient en effet à éviter une implication plus active de l’Occident dans le conflit militaire en jouant à la fois sur les vieilles rengaines pacifistes (dont François Mitterrand avait souligné l’incohérence) et un chantage nucléaire qui les contredit.

3 Il a d’ailleurs reconnu lui-même son goût pour les dictateurs.

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