Fermer

Ce formulaire concerne l’abonnement aux articles quotidiens de Superception. Vous pouvez, si vous le préférez, vous abonner à la newsletter hebdo du site. Merci.

Fermer

Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Les journalistes sont-ils à la hauteur de leur mission démocratique ?

Des somnambules marchant vers l’abîme.

La Commission européenne a présenté il y a quelques jours un projet visant à protéger la liberté de la presse, notamment en encadrant la concentration dans le secteur des médias et en préservant la latitude éditoriale et les sources des journalistes. Cependant, on peut parfois se demander si les premiers intéressés le sont – intéressés – à incarner leur mission si essentielle à la démocratie. Considérez deux exemples glanés ces derniers jours dans deux grands organes de presse écrite de notre pays.

Le premier concerne la dernière édition en date du Point qui consacre sa Une à un “grand entretien” avec l’émir du Qatar. Il s’agit certes d’une longue interview (quinze pages dans la version papier) mais certainement pas d’un grand entretien : cette expression renvoie à un dialogue au cours duquel des sujets de fond sont approfondis à un point tel que l’échange laisse une trace. Or, dans cette cordiale conversation, nulle autre trace que celle d’une occasion manquée.

Pourtant, le directeur de la publication (Etienne Gernelle) et le rédacteur en chef du service Monde (Luc de Barochez) du Point avaient fait le déplacement jusqu’à Doha. Ils nous narrent, dans une introduction davantage digne de “Tintin au Qatar” que d’un regard journalistique distancié, leurs rencontres avec l’émir dans “un petit café plutôt branché de Doha” puis, miracle, dans une voiture conduite par l’éminence elle-même. Plus incroyable encore, lorsque l’émir les aborde pour la première fois, “il arrive tout sourire : ‘Bonjour, comment allez-vous ?'” (je cite nos intrépides enquêteurs). L’émir est bien élevé ! Plus loin, on apprend que, dans la rue, “l’émir discute avec les passants, serre des mains, visiblement à l’aise. Diantre !

L’interview, quant à elle, a la teneur de ces entretiens que j’évoquais il y a quelques mois sur Superception où les journalistes font semblant de poser des questions difficiles mais sans réagir le moins du monde aux réponses de leur interlocuteur, les plus incongrues soient-elles, et leur apporter une réfutation factuelle. En réalité, cette interview ne relève pas d’un travail journalistique mais d’un publireportage : l’émir est interrogé sur un sujet, déroule ses éléments de langage et les journalistes passent à un autre thème. C’est ainsi par exemple que, sur la politique internationale, le droit des femmes et les conditions de travail des ouvriers qui ont construit les stades de la prochaine Coupe du monde de football, l’émir est d’autant plus à l’aise qu’il n’est pas du tout challengé. Quant aux droits – ou plutôt à l’absence de droits – des homosexuels au Qatar, il s’en sort d’autant mieux que la question ne lui est pas posée.

Gérard Colé, acolyte de Jacques Pilhan au service de François Mitterrand, disait que la bonne communication, comme la chirurgie esthétique réussie, ne se voit pas. Celle du Point sur le Qatar est trop voyante. En réalité, avec cette interview, le magazine a renoncé à sa mission fondamentale consistant, au-delà de la relation des informations, à se faire le médiateur de ses lecteurs afin de tenir les acteurs de l’actualité pour responsables de leurs paroles et leurs actes.

(CC) Column F

Le deuxième exemple du renoncement journalistique que l’on observe trop fréquemment ces temps-ci concerne un sujet moins grave à l’échelle mondiale mais pas moins choquant et moins douloureux pour les personnes concernées : les dérives managériales et éthiques dont est soupçonné le président de la Fédération française de football (FFF). On apprit ainsi récemment dans une enquête du magazine So Foot que l’organisation dirigée par Noël Le Graët ressemblerait à la cour du roi Pétaud : désordre managérial, guerre des clans, alcoolisme, harcèlement moral des collaborateurs et même, de la part du président lui-même, harcèlement sexuel. Noël Le Graët est en effet accusé par So Foot d’avoir envoyé à des salariées de la FFF des SMS où il écrit par exemple : “vous êtes drôlement bien roulée, je vous mettrais bien dans mon lit“. Une source de So Foot résume son comportent de manière aussi éloquente que peu élégante : “c’est bien simple, il saute sur tout ce qui bouge“.

La semaine dernière, avant que Noël Le Graët ne fût reçu par la ministre des Sports, le journaliste en charge du suivi des institutions du football au sein de L’Equipe, Etienne Moatti, s’entretint avec celui qui se considère omnipotent et intouchable dans une interview que je qualifierai charitablement de déconcertante. Etienne Moatti, qui aime jouer les matamores face à ses confrères sur les plateaux de la chaîne télévisée de L’Equipe, se montra beaucoup plus pusillanime face au président de la FFF. Ainsi, lorsque celui-ci affirma “je suis très bien à mon poste et tout le monde m’aime bien. J’ai la chance d’être apprécié“, le journaliste ne questionna-t-il pas le moins du monde cette assertion ubuesque.

Comme les journalistes du Point face à l’émir du Qatar, Etienne Moatti laissa Noël Le Graët développer ses éléments de langage sans les moindres objection ou droit de suite. Et, comme eux à propos de la persécution qatarienne des homosexuels, il ne posa pas la question que tout étudiant en première année de journalisme aurait pensé à formuler : “avez-vous envoyé les SMS qui vont sont imputés ?“. Il laissa le président indiquer qu’il ne souhaitait pas parler des révélations de So Foot, alors que des relances bien calibrées auraient informé les lecteurs sur le degré de sa gêne à ce sujet. En définitive, un communiqué de presse de la FFF n’aurait pas été moins utile que l’entretien de L’Equipe avec Noël Le Graët, ce qui suffit à rendre compte de la qualité journalistique de celui-ci.

J’ai toujours argué sur Superception que, en dernière analyse, les défauts des journalistes étaient imputables à leurs audiences qui votent sur leur traitement de l’actualité avec leur attention et, parfois, leur argent. Cela signifie-t-il que je doive me désabonner du Point et de L’Equipe ? Je préfère continuer d’encourager les médias d’information payants car leurs alternatives gratuites sont plus dangereuses encore. Mais, à se comporter comme des somnambules marchant vers l’abîme, indifférents à leur précarité économique et à leur crédibilité chancelante1, les journalistes oublient cette belle admonestation de l’académicien Louis Armand :

Une démocratie est d’autant plus solide qu’elle peut supporter un plus grand volume d’informations de qualité“.

1 Dans la dernière édition en date du baromètre d’Edelman sur la confiance, les médias sont de nouveau l’institution qui recueille le niveau de confiance le moins élevé en France : 38%, contre 53% pour le gouvernement, 54% pour les entreprises et 55% pour les ONG.

Ajouter un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

Remonter

Logo créé par HaGE via Crowdspring.com

Crédits photos carrousel : I Timmy, jbuhler, Jacynthroode, ktsimage, lastbeats, nu_andrei, United States Library of Congress.

Crédits icônes : Entypo