11 juin 2024 | Blog, Blog 2024, Communication, Marketing | Par Christophe Lachnitt
Médias à l’ère de l’intelligence artificielle générative : tous à la niche ?
Cette technologie promet d’accélérer la dérive engagée sous les effets de la révolution numérique vers un univers médiatique caractérisé par une double spécialisation, thématique et idéologique, qui risque d’être une double limitation.
La révolution numérique a produit une balkanisation médiatique devenue proverbiale. En passant aux bits, ce marché a mondialisé l’accès aux consommateurs de contenus et aux annonceurs, abattant les monopoles éditoriaux les plus solides. Internet a donné naissance à un nombre illimité de canaux sur tous les sujets, abaissant la barrière à l’entrée dans ce domaine à un niveau purement symbolique. Et, avec les réseaux sociaux, chaque internaute est devenu un émetteur, rapetissant considérablement l’avantage compétitif des contenus produits professionnellement. D’un secteur d’activité souverain, les médias sont devenus une activité triviale pour tout un chacun.
Partant, la consommation médiatique n’a cessé de croître et de s’éparpiller : aujourd’hui, les Américains passent quotidiennement 11 heures à lire, écouter, regarder ou interagir avec des médias. Plus d’un milliard de Stories sont partagées sur les applications de Meta chaque jour et 694 000 heures de vidéos regardées sur YouTube chaque minute. Peut-être surtout, plus de 39 000 comptes TikTok disposent au moins d’un million d’abonnés, challengeant la notion de micro-influenceur d’antan.
Face à ce déferlement numérique populaire, les médias traditionnels se défendent comme ils peuvent : l’an dernier, 516 séries télévisées furent produites outre-Atlantique, soit l’équivalent d’une tous les 1,4 jour. Il suffit d’observer le marasme stratégique et patrimonial dans lequel se trouve Paramount Global (anciennement ViacomCBS) pour prendre conscience que la crise des médias est générale et n’est pas circonscrite aux organes d’information comme on le croit trop souvent.
L’intelligence artificielle générative va produire au moins deux effets sur cet univers médiatique :
- Une banalisation encore plus forte des contenus d’information que les chatbots et autres futures interfaces homme-machine génératives vont synthétiser de manière personnalisée pour chacun de leurs utilisateurs. Les médias d’information, qui se plaignaient de l’utilisation de leurs liens URL par Facebook et Google, sans accepter qu’elle constituait largement une publicité pour leurs contenus, vont regretter ce qui pourrait leur sembler un âge d’or lorsque leurs revenus seront plus encore attaqués, et cette fois de manière réellement léonine, par ces applications.
- La qualité des contenus que chaque internaute va pouvoir concevoir va être au niveau des productions les plus professionnelles. Demain, on ne distinguera même plus les contenus générés par les utilisateurs (user generated content ou UGC) des autres contenus, comme on l’a fait jusqu’à présent pour souligner leur amateurisme. Dès lors, la compétition pour l’attention sera plus égale, et donc plus féroce, encore qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Dans ce contexte, il me semble que les médias de niche, qui ont déjà connu une explosion à l’ère d’Internet (le fameux concept de “long tail” appliqué à la diffusion de contenus) et des groupes Facebook, vont prospérer comme jamais à l’ère de l’intelligence artificielle générative. Cette technologie propose en effet une moyenne des contenus produits par les humains. Il ne faut pas en attendre, dans son application généraliste à la ChatGPT du moins, de prises de position marquantes, que son fonctionnement statistique prévient, ou d’approfondissement de sujets jugés secondaires, que le recours endogamique à des données de formation synthétiques rendrait difficile.
Le triomphe des médias de niche politiques et thématiques, rendu possible par les capacités de création sans précédent mises à la disposition de leurs auteurs, pourrait représenter une double limitation. Sur le plan politique, les médias d’information qui prospéreront à l’avenir seront des médias d’opinion, ce qui ne fera que renforcer le phénomène constaté à cet égard depuis vingt ans et aggraver la polarisation idéologique ambiante. Sur le plan thématique, nous pourrions aussi assister à une forme de radicalisation, les penchants les plus incongrus trouvant un champ d’expression démesuré.
Dans les deux cas, la capacité d’une Société à créer du commun serait sérieusement menacée.