5 juin 2011 | Blog, Blog 2011, Communication | Par Christophe Lachnitt
Comment Larry Page s’est métamorphosé pour plaire à Wall Street
La présentation de Larry Page, redevenu PDG de Google depuis quelques semaines, lors de l’assemblée générale des actionnaires de l’entreprise était particulièrement attendue. Elle fut un subtile exercice d’équilibriste pour le jeune génie entre la perception personnelle qu’il a créée depuis les débuts de Google et la perception qu’il a besoin de générer aujourd’hui auprès de Wall Street.
J’ai donc regardé ce matin le webcast de l’AG de Google avec grand intérêt. C’est en effet un cas d’école.
Quelle est la situation à laquelle Larry Page fait face lorsqu’il prend le micro jeudi dernier ? L’action de Google a perdu presque 100 dollars (soit 15% de sa valeur) depuis que Page est redevenu PDG il y a un peu plus de quatre mois – une descente (relative) aux enfers qui est incompréhensible si l’on considère les gains de parts de marché récents d’Android et la valorisation atteinte par LinkedIn lors de son introduction en Bourse il y a quelques jours. Les critiques de Wall Street sont féroces sur l’approche promue par Page de dépenses discrétionnaires au service d’une innovation tous azimuts (y compris pour développer une voiture sans pilote, concept qui glace les analystes financiers). Wall Street y perçoit deux des éléments qu’il redoute le plus dans le management d’une entreprise – une moindre attention portée à la rentabilité et un manque de focus -, éléments aussi visibles dans la double annonce, lors de la dernière présentation des résultats trimestriels de l’entreprise en avril, d’une augmentation de 10% pour tous les collaborateurs de Google et d’une vague d’embauches sans précédent.
L’inquiétude de Wall Street est aussi nourrie par l’indifférence dont Page semble faire montre à l’égard de la communauté financière, préférant se concentrer sur la gestion interne de l’entreprise plutôt que sur l’explication de sa stratégie au monde extérieur. Cette division du travail qui était possible lorsqu’Eric Schmidt était PDG et se chargeait de la communication externe ne l’est plus désormais que tout le monde comprend que les décisions les plus importantes sont prises au niveau de Larry Page et Sergey Brin. Le fait que Larry Page soit finalement peu connu – il n’a jamais aimé communiquer – n’arrange rien. Wall Street accorde toujours une grande importance à l’impact du PDG sur l’entreprise qu’il dirige et attend que Larry Page monte au front pour endosser sa stratégie et ses choix opérationnels et financiers.
Face à ces attentes, il serait exagéré de dire que Larry Page fut brillant ou charismatique lors de son intervention. Il utilisa même des métaphores des plus surprenantes, affirmant par exemple sa volonté que les produits de Google soient comme des brosses à dents que les gens utilisent tous les jours… “car si on n’utilise pas sa brosse à dents tous les jours, ce n’est pas très bon”.
Sur le fond, Page corrigea le tir en ce qui concerne son problème de perception avec Wall Street : il se déclara très concentré sur la discipline financière, rappela que la recherche Internet et la publicité constituent le coeur de métier de Google et expliqua que les incursions de l’entreprise dans des domaines technologiques plus ésotériques sont destinées à maintenir vivante la culture interne d’innovation. Il assura ainsi : “Nous ne parions pas l’avenir de l’entreprise sur ces développements”. Peu après, il proclama : “Je veux réaffirmer la chose suivante auprès de vous : nous sommes des gestionnaires très prudents de l’argent des actionnaires”.
Ce discours, qui n’eut pas un grand impact sur le cours de Bourse de Google, fut donc en apparence éloigné des principes que Page a toujours promus depuis la création de Google, lorsque Brin et lui voulaient par-dessus tout que leur start-up soit une entreprise différente. Dans la lettre qu’ils avaient adressée aux investisseurs en 2004 lors de l’introduction de Google en Bourse, Larry Page et Sergey Brin écrivaient ainsi : “Nous allons nous concentrer sur le long terme. A notre avis, les pressions extérieures conduisent les entreprises à sacrifier le long terme pour répondre aux attentes trimestrielles du marché. Si des opportunités se présentent qui pourraient nous amener à sacrifier les résultats à court terme mais sont dans l’intérêt à long terme de nos actionnaires, nous poursuivrons ces opportunités. Nous aurons le courage de le faire. Et nous demanderions alors que nos actionnaires aient une vision à long terme*. Notre focus sur le long terme est risqué. Les marchés peuvent avoir des difficultés à évaluer la valeur à long terme, réduisant ainsi la valorisation de notre entreprise. Il se pourrait que notre focus sur le long terme soit tout simplement la mauvaise stratégie. Nos concurrents pourraient être récompensés pour leurs tactiques à court terme et conséquemment connaître une croissance plus forte. En tant qu’investisseurs potentiels, vous devriez envisager les risques associés à notre vision à long terme. Nous ne reculerons pas devant des projets à hauts risques et hauts rendements potentiels en raison d’une pression sur les résultats financiers à court terme”. Mais une entreprise cotée doit rendre des comptes à ses actionnaires et à Wall Street. Même si elle détient le business model le plus fructueux de l’univers Internet, elle ne peut être différente… que jusqu’à un certain point.
Larry Page a donc trouvé un chemin étroit entre la perception que le monde extérieur à Google avait de lui et la perception qu’il avait besoin de susciter au sein de Wall Street. Espérons, pour que l’originalité de Google soit préservée, que ce chemin ne sera pas celui de Damas.
* Une phrase que Page a répétée jeudi lors de l’AG.