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Toute vérité n'est que perception

Donald Trump, les gilets jaunes, la Société numérisée et l’héritage de la Révolution française

Interrogation lacunaire sur l’une des tendances majeures de l’année écoulée.

Dans tous les domaines, le numérique favorise la désintermédiation des relations : les dirigeants et candidats politiques communiquent directement avec les citoyens, les marques avec leurs clients et prospects, les acteurs de l’actualité avec le grand public et ainsi de suite.

De ce fait, les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, organisations professionnelles, médias…) perdent progressivement de leur importance. Ceux que le sociologue Pierre Rosanvallon qualifie d’”institutions de l’interaction” sont victimes de la toute-puissance des plates-formes numériques à cet égard.

L’une des conséquences de cette désintermédiation généralisée est l’avènement de la violence comme vecteur d’impression1 et d’expression. On observe cette dérive des deux côtés de l’Atlantique.

Aux Etats-Unis, l’une des principales qualités politiques de Donald Trump, si l’on peut la qualifier de telle, est son absence totale de surmoi. Elle lui permet d’exprimer sans la moindre vergogne les ressentiments d’une partie du peuple américain, même lorsqu’ils sont de nature xénophobe, raciste, misogyne ou asociale. Des responsables politiques encadrés par des corps intermédiaires influents ne se comporteraient pas de la sorte2.

C’est son interaction désintermédiée avec ses concitoyens, notamment à partir de son compte Twitter, qui permet à Donald Trump de contourner les corps intermédiaires, lesquels font montre d’une lâcheté certaine face à cette entreprise. Depuis la primaire pour l’élection présidentielle, les élites républicaines se sont ainsi couchées devant Trump par peur de son potentiel électoral.

Donald Trump – (CC) Gage Skidmore

Dans le même temps, les médias lui offraient leurs antennes et colonnes jusqu’à plus soif (pour l’équivalent de 4,6 milliards de dollars d’achat d’espace durant la campagne présidentielle) afin de profiter de sa capacité à captiver leurs audiences. Incidemment, c’est la raison pour laquelle son compte Twitter, à partir duquel et non par lequel il communique avec les Américains, est si influent : le réseau de microblogging ne touche directement que 15% de la population américaine mais les journalistes, qui y sont surreprésentés, donnent un écho bien supérieur aux déjections discursives que Donald Trump y publie en les relayant ad nauseam.

Lorsque le Président parle directement à ses supporters, les médias ne jouent plus leur rôle de sélection, tri, hiérarchisation et explication de l’actualité. Or, quand l’information est traitée de manière brute, elle encourage la brutalité : les émotions prennent le pas sur la raison et la colère devient la nouvelle forme d’élocution.

Tandis que, outre-Atlantique, sa violence verbale a permis à Donald Trump de sortir du lot électoral, en France, la violence physique des gilets jaunes3 leur a permis d’obtenir des concessions du pouvoir exécutif4 sans commune mesure avec celles engrangées au terme de mouvements non violents par les syndicats ces dernières décennies et sans rapport avec celles qu’Emmanuel Macron était prêt à leur accorder avant leur recours à la force. Comme aux Etats-Unis, on a assisté de la part de la majorité des corps intermédiaires français à une course à l’échalote pour digérer ou récupérer un mouvement qui les dépassait et voulait les surpasser.

Des deux côtés de l’Atlantique, les corps intermédiaires sont les syndics de leur propre faillite. Aussi, la désintermédiation générée par la révolution numérique, qui place la brutalité au premier plan de la vie de la Cité, fait-elle courir le risque à l’Etat de se trouver démuni de l’un de ses premiers attributs, le monopole de la violence physique légitime5.

C’est au fond la question du rapport des citoyens à l’Etat que pose la numérisation de la Société.

Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant examine deux styles de liberté. Chez les Anciens, les citoyens manifestaient leur liberté en participant directement à la gestion des affaires publiques, ce qui les distinguait des esclaves. La liberté des citoyens était en revanche encadrée dans plusieurs autres secteurs comme l’imposait la prégnance de la guerre dans la vie de ces Sociétés. La liberté des Modernes, elle, est l’antithèse de celle des Anciens : le commerce, et non la guerre, régit la vie des Sociétés. De ce fait, l’activité économique est le premier champ de liberté des citoyens qui délèguent la gestion des affaires publiques dans le cadre du principe de représentation politique.

La numérisation des vies privée et publique crée l’illusion d’une fusion des libertés antique et moderne théorisées par Constant : les citoyens peuvent s’affranchir de tous les cadres qui régulent leurs libertés et prétendre à une activité politique aussi directe que leurs initiatives économiques. Ce faisant, ils remettent non seulement en cause le rôle de l’Etat mais aussi celui des corps intermédiaires dont Montesquieu professait la vertu pour contrebalancer les possibles excès du pouvoir central. Ces relais entre le singulier et le collectif ont moins de raison d’être dès lors que, grâce au numérique, l’individu peut aspirer aux mêmes modes d’expression et d’action qu’eux.

La colère des gilets jaunes manifestée sur les Champs-Elysées – (CC) Erder Wanderer

La Société numérisée favorise ainsi l’avènement d’une relation directe entre l’individu et l’Etat, dépolluée de la médiation des corps intermédiaires, qu’appelait de ses voeux l’abbé Sieyès, l’un des principaux théoriciens de la Révolution française. Les intérêts intermédiaires portés par ces corps empêchent en effet à ses yeux de faire fructifier l’intérêt général dans le respect des intérêts particuliers. A contrario, l’Etat permet à la liberté individuelle de jouer à plein sans tutelle qu’on qualifierait aujourd’hui de communautaire.

L’exercice émancipé et numérisé de cette liberté individuelle exacerbe les contestations populaires.

Dans The True Believer6, son ouvrage de référence sur les mouvements de masse, le philosophe américain Eric Hoffer explique que ces soulèvements trouvent leur origine dans un sentiment intense de frustration plutôt que dans un désespoir ou une révolte. Ils ne naissent pas quand l’oppression ou la misère est à son faîte mais lorsque le pire est passé sans que le futur semble plus prometteur pour autant au plus grand nombre. Leur principal ressort est la haine, “le vecteur d’unification le plus accessible et le plus exhaustif“.

Cette haine, on l’observe des deux côtés de l’Atlantique chez les supporters de Donald Trump et les pourfendeurs d’Emmanuel Macron. Elle trouve avec les technologies numériques une caisse de résonance sans précédent. Elle est de ce fait porteuse d’un risque également inédit.

Dans son chef d’œuvre De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville écrit à propos de ce qu’il nomme “le despotisme de la majorité” :

La majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis.

La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien“.

Pour que “la majorité [reconnaisse] ces deux barrières“, encore faut-il qu’elle soit guidée par des dirigeants politiques et sociaux capables de lui faire entendre raison. Malheureusement, l’instantanéité, le sensationnalisme et la prolification de la couverture médiatique rendent l’émergence et la survivance de tels individus de plus en plus difficiles.

Or, quand les leaders ne montrent plus la voie, les citoyens font des sorties de route.

1 Dans les deux sens du terme.

2 Il suffit pour s’en convaincre de comparer les attitudes respectives de Richard Nixon et Donald Trump face au risque de destitution.

3 Et des casseurs qui ont profité de leur mouvement.

4 Evaluées entre 10 et 12 milliards d’euros.

5 Max Weber, Le savant et le politique.

6 Paru en 1951.

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