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Toute vérité n'est que perception

Affaire Benjamin Griveaux : la menace d’un double totalitarisme

Les spectres de la sousveillance et de la surveillance.

L’affaire Griveaux1 mériterait des écrits beaucoup plus complets, pour approfondir ses dimensions politiques, juridiques, technologiques, médiatiques et géopolitiques, que les quelques réflexions à chaud qui suivent. Incidemment, j’invite celles et ceux qui veulent explorer les effets du numérique sur la démocratie à lire mon dernier livre, consacré à ce sujet, “Prêt-à-penser et post-vérité“, paru il y a quelques semaines.

L’affaire Griveaux ne représente pas une rupture

Si l’on s’extrait de l’Hexagone, le scandale Griveaux ne représente pas une rupture dans la manière dont les personnes publiques peuvent être victimes de leurs pratiques numériques ou de révélations en ligne ourdies par des citoyens et non des journalistes. Les exemples abondent à cet égard depuis plusieurs années. Je n’en citerai que trois parmi les plus emblématiques.

Il y a six ans, j’analysais, dans un article titré “Jennifer Lawrence a le droit d’être nue2, la publication sur Internet de photos nues de l’actrice oscarisée3 volées sur son compte iCloud, la solution de stockage sur le nuage d’Apple. Je pourrais de même écrire aujourd’hui que “Benjamin Griveaux a le droit de se donner du plaisir”4.

En 2016, Hillary Clinton fut victime lors de la campagne présidentielle de révélations sur sa santé suscitées par une vidéo tournée par un amateur. La situation n’était certes pas comparable à celle vécue par l’épigone macroniste de Laurent Wauquiez mais le principe est le même : à l’ère numérique, sociale et mobile, les informations n’émanent plus exclusivement de médias assermentés.

Chaque individu équipé d’un smartphone et d’un compte sur un réseau social est un média en puissance. Il peut de ce fait réaliser des scoops (comme dans l’incident vécu par Hillary Clinton), des vols (comme dans celui subi par Jennifer Lawrence) ou des chantages. Cette troisième dérive numérique est illustrée par les récentes aventures, au double sens du terme, de Jeff Bezos : son smartphone fut piraté par le régime saoudien et il fut soumis à un chantage, qu’il exposa au grand public plutôt que d’y céder, à propos de messages et photos privées révélant sa liaison adultérine.

Si l’homme le plus riche du monde et, de surcroît, patron de l’entreprise dominante sur le marché du stockage sécurisé des données (Amazon Web Services) ne peut pas se protéger contre de telles attaques, personne ne le peut probablement. Un livre publié il y cinq ans déjà par une journaliste américaine lauréate du prix Pulitzer nous éclaire d’ailleurs à cet égard : dans “Dragnet Nation“, Julia Angwin racontait ses démarches pour reprendre le contrôle de sa vie et ses données privées en ligne. Son récit montrait que, à moins de s’isoler complètement de l’univers numérique (et donc du monde), cette ambition était irréalisable.

Les téléphones mobiles font sortir nos données personnelles de leur sphère privée, Internet permet leur exposition à un coût quasiment nul et les réseaux sociaux favorisent leur transmission au monde entier. Ainsi les trois missions qui étaient l’apanage des médias – collecte, publication et diffusion de contenus – peuvent-elles désormais être réalisées par tout un chacun à propos de nos jardins secrets, et ce sans la moindre considération pour la quatrième vocation des médias : le tri et la hiérarchisation des informations.

On ne sait pas encore ce qui s’est passé dans le cas de Benjamin Griveaux : a-t-il été victime d’un coup monté (la personne à laquelle il envoyait ses vidéos était-elle mal intentionnée dès l’origine de leur relation ?), d’une forme de “revenge porn” (l’a-t-elle trahi après qui l’eut déçue ?), d’un piratage de ses données numériques privées ou d’un autre scénario encore ?

Benjamin Griveaux – (CC) Jacques Paquier

La menace d’un double totalitarisme

Quoi qu’il en soit, l’affaire Griveaux met une énième fois en lumière le risque d’un double totalitarisme auquel le développement inextinguible de la Société numérique nous expose. Ce double risque a trait à la sousveillance et la surveillance des internautes.

Le concept de “sousveillance” fut énoncé au début des années 2000 par le professeur, chercheur et inventeur Steve Mann. Il pose un inversement de logique dans le rapport entre Etat et citoyens : alors que, jusqu’à présent, l’Etat surveillait les citoyens, ces derniers le sousveillent désormais grâce aux moyens qui leur sont offerts par la généralisation des technologies numériques. Pis, aujourd’hui, tout le monde se surveille potentiellement en ligne et ce ne sont pas seulement les acteurs de l’actualité qui sont menacés. Les internautes les plus anonymes peuvent être victimes d’extorsions5. Cette quête de transparence totale fait peser un premier risque de totalitarisme illustré par l’affaire Griveaux.

En effet, la Société dans laquelle les citoyens veulent tout savoir de l’activité de leur gouvernement est, philosophiquement, aussi totalitaire que celle où le gouvernement veut tout savoir de la vie de ses citoyens. La transparence absolue est une dangereuse chimère. Nous nous comportons tous différemment en fonction de l’environnement dans lequel nous évoluons : dans le cercle intime de notre famille, avec nos amis, au travail, etc. L’être humain est riche de sa complexité. Vouloir que tout soit transparent revient à nier cette réalité et, partant, la nature profonde de l’Homme.

Le deuxième risque de totalitarisme est plus traditionnel : il a trait à la surveillance accrue des citoyens par les Etats que permettent les technologies et usages numériques. La Chine est à cet égard un inquiétant laboratoire. Au lieu de faciliter la libération politique de l’empire du Milieu, la révolution numérique favorise le contrôle totalitaire exercé par ses dirigeants. Sous les ordres de Xi Jinping, ceux-ci effectuent un retour en arrière vers une sujétion communiste que l’on espérait révolue. Emblématique de ce phénomène est le système de crédit social qui doit devenir effectif cette année : il vise à noter la conformité du comportement des citoyens avec les souhaits du régime. Il repose sur une surveillance numérisée de plus en plus invasive ayant notamment recours à des systèmes de reconnaissance des visages et démarches, de suivi du regard et même d’identification des émotions.

L’épidémie du coronavirus illustre également le quotidien d’une dictature numérisée : les huit premiers médecins chinois qui évoquèrent le 30 décembre 2019, sur des fora en ligne, l’apparition d’un nouveau virus furent punis par la police6, alors que les autorités communiquaient des informations aussi mensongères que rassurantes sur la crise sanitaire en plein développement.

Les pratiques de l’Etat chinois n’ont apparemment rien de commun avec la démarche de “l’activiste” russe qui faucha Benjamin Griveaux. Pourtant, elles reposent sur les deux mêmes pulsions certainement irréversibles : la fin de la sphère privée et la soif de contrôle sur les autres.

Ces deux tendances font malheureusement du numérique une tunique de Nessus des amoureux de la liberté.

1 Plusieurs commentateurs, et même un candidat à la mairie de Paris, ont comparé hier l’affaire Griveaux au scandale qui concerna Anthony Wiener outre-Atlantique. Ce n’est qu’en partie vrai du premier des deux épisodes au centre desquels il se trouva. En 2011, il dut démissionner de son poste de représentant de l’Etat de New York à la Chambre des Représentants après qu’il eut été révélé qu’il avait envoyé sur Twitter des photos de ses parties intimes à plusieurs femmes, une histoire seulement partiellement comparable à celle de Benjamin Griveaux. Puis, en 2016, alors qu’Anthony Wiener avait effectué son retour en politique et était candidat à la mairie de New York (avec peu de chances de l’emporter), il dut se retirer de la course après qu’il eut cette fois été découvert qu’il avait envoyé des photos de nature sexuelle à une adolescente de quinze ans. Il passa dix-huit mois en prison et sera inscrit à vie sur le registre des criminels sexuels. Ce deuxième scandale n’est en rien comparable, selon les informations disponibles aujourd’hui, avec l’affaire Griveaux.

2 En France, on peut faire référence à la publication sur Internet de photos nues de Laure Manaudou en 2007.

3 Et de nombreuses autres actrices.

4 Ce qui ferait fi du risque de chantage auquel il s’exposait en tant que ministre puis possible futur maire de Paris. Son comportement est cependant bien moins critiquable sur le plan civique que celui de François Mitterrand faisant financer par les citoyens français l’éducation de sa fille adultérine ainsi que les mesures prises pour cacher son existence à ces mêmes citoyens. Un scandale qui, à l’époque, ne fut pas révélé jusqu’à ce que Mitterrand lui-même décida de communiquer au sujet de Mazarine.

5 Ou de violences comme dans le cas de la jeune Mila.

6 Ce châtiment fut largement communiqué au public afin de dissuader d’autres médecins de diffuser des informations contredisant la propagande du régime.

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