Fermer

Ce formulaire concerne l’abonnement aux articles quotidiens de Superception. Vous pouvez, si vous le préférez, vous abonner à la newsletter hebdo du site. Merci.

Fermer

Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Et si l’intelligence artificielle nous donnait plus de coeur (à l’ouvrage) ?

Les progrès des algorithmes annoncent-ils vraiment un cataclysme pour le monde du travail ? Je vous propose une vision résolument optimiste du sujet.

Le mois dernier, Bill Gates publiait un long texte dans lequel il explique notamment que le développement de l’intelligence artificielle “est aussi fondamental que la création du microprocesseur, de l’ordinateur personnel, d’Internet et du téléphone portable. Elle changera la façon dont les gens travaillent, apprennent, voyagent, se soignent et communiquent entre eux“.

Il y a quelques jours, à l’inverse, une lettre ouverte de dirigeants du secteur des nouvelles technologies appelait à faire une pause de six mois dans le développement des intelligences artificielles plus puissantes que GPT-4. Il reste à comprendre comment les protagonistes d’une industrie aussi concurrentielle pourraient décider d’interrompre leurs recherches sans craindre de se faire dépasser par leurs rivaux. Pour la même raison, on n’imagine pas un Etat déclarer un moratoire national sur l’intelligence artificielle. Il n’en demeure pas moins que ce document représente pertinemment la position des critiques de l’intelligence artificielle à long terme comme Elon Musk qui, dans la logique du philosophe suédois Nick Bostrom, alertent à son sujet ceux qui veulent bien les écouter depuis plusieurs années.

Or, malgré ses progrès, l’intelligence artificielle est encore éloignée de la complexité et la diversité de l’intelligence humaine. A cet égard, il faut lire les travaux de Howard Gardner, professeur de psychologie au sein de l’Université de Harvard et concepteur de la théorie de l’intelligence multiple, pour réaliser les facultés dont nous sommes dotés.

Cette théorie distingue huit modalités de l’intelligence humaine au lieu de considérer celle-ci comme une capacité générale :

  • intrapersonnelle (rapport à soi),
  • kinesthésique (rapport à son corps),
  • linguistique (rapport au langage),
  • interpersonnelle (rapport à autrui),
  • logicomathématique (rapport à la logique),
  • visuospatiale (rapport à l’espace),
  • musicale (rapport aux sons),
  • et naturaliste (rapport à la nature).

De par son fonctionnement actuel, l’intelligence artificielle maîtrise tout ce qui est modélisable, capacité qui ne couvre pas toutes les intelligences humaines identifiées par Howard Gardner : elle excelle dans les décisions assez simples et à faible risque mais ne possède pas l’expérience et la maîtrise des nuances de l’intelligence humaine. Parce que celle-ci ne repose pas sur l’analyse d’un ensemble de données prédéterminées, nous pouvons prendre des décisions plus complexes et à plus haut risque. Si une machine peut traduire des textes dans toutes les langues existant à travers le monde, créer des images sublimes ou battre des champions de jeux de plateau (échecs, go…), elle ne peut pas (encore) faire montre de qualités telles que l’intuition1, la conceptualisation ou l’imagination2.

Cette relative limitation ne réduit pas inévitablement son apport au progrès humain. Comme le note Jeff Hawkins, cofondateur de Numenta, où il dirige une équipe qui s’efforce d’effectuer une rétro-ingénierie du néocortex et de développer une intelligence artificielle fondée sur la théorie du cerveau, “il n’est pas indispensable que l’intelligence artificielle générale comprenne les humains. Beaucoup de machines intelligentes n’auront pas besoin d‘avoir cette faculté. Prenez l’exemple des futurs robots constructeurs sur Mars : je ne pense pas qu’ils aient besoin de comprendre les émotions et désirs humains pour être efficaces“.

Il faut donc envisager intelligences artificielle et humaine comme complémentaires : la mission de l’intelligence artificielle est d’augmenter les capacités des êtres humains, jusqu’à se substituer à eux pour certaines occupations, mais pas de les remplacer complètement en tant qu’espèce.

Une deuxième différence entre intelligences humaine et artificielle milite dans ce sens : elle a trait à leurs consommations d’énergie respectives, notamment mise en lumière par le physicien et auteur américain Michio Kaku : “Le cerveau humain est l’objet le plus complexe de l’univers connu. Mais il n’utilise que 20 watts d’énergie. Une centrale nucléaire alimentant un ordinateur de la taille d’un pâté de maisons serait nécessaire pour l’imiter“.

(CC) Getty Images

Pour tous les bénéfices qu’elle nous fait miroiter, l’intelligence artificielle fait aussi peser une lourde menace sur nos Sociétés, qui a trait à ses conséquences sur le monde du travail du fait de sa capacité à assurer des emplois fondés sur une ou plusieurs tâches modélisables. Ainsi, dans les centres logistiques d’Alibaba, des machines réalisent-elles 70% des tâches avec une efficacité 300% supérieure à celle des êtres humains. Dans le secteur de l’agriculture, des drones autonomes sont utilisés pour planter des graines et répandre des engrais ou des pesticides. Dans les hôpitaux, des robots aident les infirmiers à réapprovisionner des fournitures et collecter des échantillons. D’autres robots vivent aux côtés de personnes âgées ou handicapées afin de surveiller leur bien-être et de signaler d’éventuels chutes ou accidents. Dans l’industrie automobile, des robots ne sont plus seulement utilisés pour le soudage et la peinture mais aussi pour l’installation de composants, le prélèvement de pièces, l’essai de systèmes et la vérification des défauts. Ce ne sont là que quelques exemples d’une tendance inextinguible à l’automatisation. Pour autant, les machines souffrent encore d’un réel déficit de compréhension contextuelle, ce qui limite le nombre d’emplois qu’elles peuvent assumer.

En effet, l’intelligence artificielle n’en est qu’à ses prémices. Pour autant, comme l’a souligné Kai-Fu Lee, ancien patron de Microsoft Research Asia et de Google China qui dirige aujourd’hui son propre fonds d’investissement (Sinovation Ventures), “l’intelligence artificielle fera disparaître de nombreux emplois à tâche unique et à domaine unique. Mais les êtres humains ont des capacités que l’intelligence artificielle n’a pas. Nous pouvons conceptualiser, élaborer des stratégies et créer, alors que l’intelligence artificielle actuelle n’est qu’un outil très intelligent de reconnaissance des modèles qui peut absorber des données et optimiser leur traitement. Or combien d’emplois dans le monde concernent de simples répétitions de tâches qui peuvent être optimisées ?

La réponse à cette question nous est apportée par James Manyika, ancien Président du McKinsey Global Institute qui travaille aujourd’hui au sein de Google pour réfléchir à l’impact sociétal du Groupe. Selon ses recherches, l’intelligence artificielle et l’automatisation pourraient faire disparaître jusqu’à 10% des emplois humains. Mais de nouveaux emplois vont aussi être créés, notamment par les progrès technologiques et par les évolutions démographiques (en particulier pour le soin des personnes âgées). Enfin, un nombre encore plus grand d’emplois vont changer : un tiers des tâches constitutives d’environ 60% des emplois seront automatisables dans les prochaines décennies et, au-delà de ces changements individuels de nombreux emplois, les méthodes et processus de travail collectifs vont également être bouleversés. Ces données indiquent que le défi de demain concerne, comme au début de la révolution numérique, la formation des populations concernées pour assurer que ceux dont l’emploi disparaît puissent se reconvertir et ceux dont l’emploi change puissent s’adapter.

En définitive, la seule projection qui soit certaine concerne le défi culturel qui nous attend tous : comme Thomas Davenport et Steven Miller le soulignent dans leur livre “Working with AI: Real Stories of Human-Machine Collaboration“, les seuls perdants seront ceux, qu’ils soient ouvriers ou radiologues, qui refuseront d’admettre qu’une intelligence artificielle puisse les aider à améliorer leur performance et déclineront donc de travailler de concert avec elle. Ainsi que le prédit Reid Hoffman, cofondateur de LinkedIn et aujourd’hui l’un des investisseurs les plus en vue de la Silicon Valley, “dans cinq ans, chaque profession aura un copilote d’intelligence artificielle“. L’avènement de plates-formes d’intelligence artificielle en tant que service (AIaaS) permettra à tous les professionnels de travailler avec une intelligence artificielle.

Les premières pratiques créées dans ce domaine par les intelligences artificielles génératives d’images reposent déjà sur cette collaboration entre intelligences humaine et artificielle et font évoluer la gestion des talents dans les professions concernées. Ainsi des entreprises aussi diverses que des hôpitaux ou cabinets d’avocats recherchent-elles de plus en plus des spécialistes, souvent très bien payés, afin de rédiger des messages en langage naturel pour les modèles d’intelligence artificielle. Andrej Karpathy, ancien directeur du département d’intelligence artificielle de Tesla et aujourd’hui cadre dirigeant d’OpenAI, a brillamment résumé la révolution en cours lorsqu’il a noté sur Twitter que “le nouveau langage de programmation le plus populaire est l’anglais“.

Ces nouvelles expertises3 sont de plus en plus monétisées : plus de 700 travailleurs indépendants vendent leurs entrées de texte pour des intelligences artificielles génératives sur la place de marché en ligne PromptBase et plus de 9 000 artistes de l’intelligence artificielle proposent leurs services sur Fiverr. Il est possible que la nouvelle profession consistant à guider la créativité des intelligences artificielles disparaisse avec les progrès de celles-ci. Mais d’autres apparaîtront alors, dont nous n’avons pas conscience aujourd’hui.

Ce phénomène éclaire en creux la remarquable résistance des êtres humains aux défis technologiques qui leur sont régulièrement proposés. Une étude confirme cette réalité : menée par Michael Handel, sociologue au sein du Bureau de la statistique du travail qui dépend du Ministère américain du Travail, elle concerne l’analyse de la relation entre technologies et emplois sur plusieurs décennies dans plus de vingt catégories d’emplois considérés comme particulièrement vulnérables à l’automatisation : conseillers financiers, traducteurs, avocats, médecins, collaborateurs de la restauration rapide, salariés du commerce de détail, chauffeurs de camion, journalistes, programmeurs informatiques… Au terme de cet examen, Michael Handel s’avoue sceptique quant à l’affirmation selon laquelle les technologies progresseraient plus vite que la faculté des êtres humains à s’adapter aux changements qu’elles provoquent : ces catégories d’emplois qui étaient censément condamnées par l’intelligence artificielle se portent bien. Les données ne font pas état d’une rupture structurelle du marché de ces emplois avec les tendances antérieures à la révolution numérique.

Ces différentes perspectives sur l’évolution du monde du travail induisent une mutation dont on ne peut que se féliciter : même si l’intelligence artificielle ne nous “libère pas du travail” comme certains l’imaginent, son incontournable complémentarité avec l’intelligence humaine va conférer un rôle de plus en plus important à notre singularité la plus profonde, notre intelligence émotionnelle. Cette tendance ira de pair avec le développement irrésistible des métiers de service. Ainsi que le souligne l’entrepreneur et auteur américain Dov Seidman, même les machines les plus intelligentes n’ont pas de cœur. De fait, si la révolution industrielle donna la part belle au travail manuel et l’économie de la connaissance au cerveau, la révolution numérique va stimuler la création de valeur avec nos cœurs.

Qui ne signerait pas pour un tel futur ?

1 A cet égard, la mise au point, par Meta, d’une intelligence artificielle capable de battre les humains à une version en ligne de Diplomacy, un jeu de stratégie dans lequel sept joueurs s’affrontent pour le contrôle de l’Europe en déplaçant des pièces sur une carte, est intrigante. En effet, contrairement à d’autres jeux de société maîtrisés par des intelligences artificielles comme les échecs et le go, Diplomacy exige des joueurs qu’ils se parlent – pour former des alliances, négocier des tactiques… – et qu’ils repèrent quand les autres bluffent. Le développement de ce système représente donc un pas en avant vers des algorithmes capables de résoudre des problèmes complexes nécessitant des compromis.

2 Les IA génératives d’images opèrent à partir d’entrées de texte données par des humains. Ce sont donc ces derniers qui font montre d’imagination, même si les algorithmes qui suivent leurs indications se révèlent très créatifs.

3 Par exemple, il vaut mieux avoir une connaissance approfondie de l’histoire de l’art et la conception graphique pour utiliser efficacement des modèles de génération d’images.

Ajouter un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

Remonter

Logo créé par HaGE via Crowdspring.com

Crédits photos carrousel : I Timmy, jbuhler, Jacynthroode, ktsimage, lastbeats, nu_andrei, United States Library of Congress.

Crédits icônes : Entypo