12 septembre 2023 | Blog, Blog 2023, Management | Par Christophe Lachnitt
Elon Musk, producteur de dissonance cognitive
Un génie n’est pas forcément un saint.
Imaginez la place qu’occuperait Elon Musk aujourd’hui dans nos Sociétés et demain dans les livres d’histoire s’il s’était “contenté” d’être l’entrepreneur peut-être le plus exceptionnel de tous les temps, en réinventant, au nez et à la barbe des mastodontes qui les dominent, des industries (spatial, automobile…) parmi les plus difficiles à transformer, surtout par un homme seul et autodidacte dans chaque domaine qu’il défia en prenant des risques personnels insensés. Cette place serait d’autant plus singulière que les entreprises – au double sens du terme – d’Elon Musk ne visaient pas à le faire profiter d’une retraite anticipée de Crésus mais à accomplir une mission au service du sauvetage de l’espèce humaine : selon ses propres termes, “Tesla doit protéger la vie sur Terre, SpaceX doit prolonger la vie au-delà“.
Malheureusement, Elon Musk s’est piqué de (géo)politique et, ce faisant, a montré au monde qu’il était peut-être piqué. Avoir des idées loufoques, voire être un brin fou, peut s’avérer utile pour surpasser les incommensurables obstacles dont son parcours d’entrepreneur fut pavé. Mais c’est loin d’être la qualité idoine pour s’aventurer dans la vie de la Cité et celle du monde. De ce fait, plus encore qu’un mirifique créateur d’emplois et de richesses, Elon Musk s’affirme comme un producteur de dissonance cognitive à peu d’égal : s’il faut être indifférent au progrès pour ne pas admirer l’entrepreneur, il faut être indifférent aux risques de régression pour ne pas mépriser l’activiste.
Les derniers jours fournissent une énième illustration de cette troublante dualité.
En premier lieu, aggravant son flirt avec l’extrême-droite et les théories conspirationnistes les plus rances, le propriétaire de X (anciennement Twitter) accusa-t-il l’ADL (Anti-Defamation League), une organisation non-gouvernementale de lutte contre la haine anti-juifs unanimement respectée, d’être à l’origine de la baisse de 60% du chiffre d’affaires publicitaire du réseau de microblogging outre-Atlantique (il n’a pas indiqué sur quelle période de temps ce déclin avait été mesuré). Elon Musk pointe du doigt, pour justifier ses attaques et son action en justice à son endroit, les déclarations de l’ADL constatant l’augmentation des discours haineux sur X depuis qu’il l’a acquis – réalité établie par nombre d’autres observateurs1 – et ses supposées pressions sur les annonceurs. C’est pourtant de leur propre chef que, le mois dernier, par exemple, une organisation professionnelle et une grande marque interrompirent leurs campagnes sur X après que leurs publicités eurent été diffusées sur le fil d’un compte faisant la promotion du nazisme. Au lieu de blâmer les néo-nazis, Elon Musk vilipenda les ONG qui les combattent, ce qui ne représente qu’une des nombreuses dérives en matière de contenus relevées depuis sa prise de contrôle sur X. Manifestement, la capacité de l’entrepreneur à repousser les limites de secteurs d’activités régis par les lois de la physique ne s’applique pas aussi opportunément à des domaines régis par des lois sociales qui ne connaissent pas de limites.
Les incursions d’Elon Musk dans la géopolitique sont plus graves encore, non sur le plan moral, mais sur le plan pratique parce qu’elles mettent davantage de vies en danger. J’ai déjà souligné à plusieurs reprises sur Superception combien les conflits d’intérêt potentiels entre certaines de ses sociétés, au premier rang desquelles Tesla, et son magistère sur X pouvaient être dangereux pour la liberté d’expression d’opposants à des régimes dictatoriaux, notamment l’Arabie saoudite et la Chine. Starlink, sa constellation de milliers2 de satellites de télécommunications, aujourd’hui sans alternative, qui offre des connexions à haut débit dans des zones hors de portée des réseaux classiques, pose un autre type de problèmes : elle aiguise les appétits et craintes des satrapes du monde entier (Xi Jinping la redoute, Vladimir Poutine a menacé de la détruire) et s’est imposée comme un acteur-clé du conflit entre l’Ukraine et la Russie étendu par la tentative d’invasion totale de la première par la seconde3.
Or la biographie d’Elon Musk par Walter Isaacson, qui paraît aujourd’hui, décrit l’entrepreneur donnant secrètement l’ordre à ses ingénieurs de désactiver la couverture Internet par Starlink dans le Sud-Est de l’Ukraine afin d’empêcher cette dernière de lancer une attaque surprise de drones contre les forces russes en Crimée, voulant censément sauver l’humanité d’une apocalypse nucléaire. Walter Isaacson, que je n’ai jamais considéré prendre une distance suffisante avec les personnalités vivantes dont il relate le parcours4, peut-être en raison d’une promesse, consciente ou inconsciente, d’indulgence en échange d’accès à ses sujets, a ensuite corrigé cette version explosive en expliquant qu’Elon Musk n’avait pas interrompu la couverture de Starlink mais refusé une demande d’extension de la portée du réseau5. De deux choses l’une : soit Walter Isaacson a échoué à narrer pertinemment l’épisode le plus important de son livre, soit il tente de protéger Elon Musk contre la polémique née de sa recension des faits. Dans le premier cas, il est inconséquent ; dans le second, il est malhonnête. Dans les deux, il se moque de nous.
Quoi qu’il en soit, cet épisode illustre le rôle croissant des leaders technologiques dans l’équilibre des forces mondial : une décision majeure pour la capacité de l’Ukraine à se défendre n’a pas été prise par une grande puissance ou une organisation internationale mais par le patron d’une entreprise technologique. En l’espèce, Elon Musk a donné à la Russie fasciste de Poutine davantage de temps pour renforcer ses défenses, ce qui va allonger la durée de la guerre, tout en propageant la propagande du Kremlin sur le risque nucléaire qui vise à intimider le soutien occidental à l’Ukraine.
Certes, de nombreuses décisions d’Elon Musk dans le sens inverse avaient auparavant permis à Starlink de jouer un rôle essentiel dans la communication entre les dirigeants militaires ukrainiens et leurs troupes sur le terrain. De nombreux experts s’accordent d’ailleurs à estimer que, sans Starlink, il est probable que l’Ukraine aurait déjà perdu la guerre ou, du moins, beaucoup plus de territoires. En net, la contribution de Starlink et, partant, d’Elon Musk, à la cause ukrainienne est donc encore largement positive. Le serait-elle autant, dans une situation comparable, à l’égard de Taiwan, alors que la Chine constitue, en termes d’offre comme de demande, un champ d’action si décisif pour Tesla ?
L’influence géostratégique des champions des nouvelles technologies, sans légitimité ni imputabilité, constitue donc un enjeu majeur, qui ne va faire que s’aggraver avec les progrès de l’intelligence artificielle. Ce phénomène relève de ce que j’appelle la “guerre de trois souverainetés”, la lutte entre les souverainetés verticales (pays), horizontales (entreprises) et diagonales (technologies potentiellement autonomes). Mais c’est un autre sujet (qui constituera une section de mon prochain livre sur l’IA).
Pour revenir à Elon Musk, on peut l’admirer. On doit souvent, selon le système de valeurs qu’on s’est donné, le décrier. Il s’agit autant d’un enjeu de dissonance cognitive que d’un rappel de la complexité de la nature humaine, laquelle ne peut cependant tout excuser.
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1 Au premier rang desquels The Center for Countering Digital Hate.
2 42 000 à terme.
3 Rappelons que ce conflit n’a pas commencé en 2022, comme on l’entend trop souvent dire, mais en 2014 avec l’invasion partielle de l’Ukraine (en Crimée et au Donbass) par les “petits hommes verts” de Vladimir Poutine.
4 C’est certes plus facile pour lui lorsqu’il s’intéresse à Albert Einstein, Benjamin Franklin et Leonardo da Vinci qu’à Steve Jobs ou Elon Musk.
5 Dans le livre, Walter Isaacson affirme qu’Elon Musk a brusquement coupé l’accès de l’Ukraine à Starlink l’année dernière, alors que le pays lançait une attaque de drones sous-marins contre la flotte russe en Crimée, la privant ainsi de communications essentielles pour l’assaut et faisant échouer l’offensive : “Il demanda secrètement à ses ingénieurs de couper la couverture dans un rayon de 100 kilomètres autour de la côte de Crimée, craignant que l’attaque furtive ne conduise à un scénario de ‘mini-Pearl Harbor’ et à une guerre nucléaire. De ce fait, lorsque les drones ukrainiens s’approchèrent de la flotte russe à Sébastopol, ils perdirent leur connectivité et s’échouèrent sur le rivage sans danger“. A la suite de ces extraordinaires révélations, Elon Musk écrivit sur X que Starlink n’avait jamais été activé en Crimée et qu’il avait en fait reçu “une demande urgente des autorités gouvernementales” ukrainiennes d’activer le service “dans l’objectif évident de couler la plus grande partie de la flotte russe basée localement. Si j’avais accédé à leur demande, SpaceX aurait été explicitement complice d’un acte de guerre majeur et d’une escalade du conflit“. Cette précision majeure conduisit Walter Isaacson à réviser sa | version des faits : “Pour clarifier l’affaire Starlink : les Ukrainiens ont PENSÉ que la couverture était activée jusqu’en Crimée mais ce n’était pas le cas. Ils demandèrent à Musk de l’activer pour leur attaque de drones sur la flotte russe. A partir de mes conversations avec Musk, j’ai pensé à tort que la politique visant à ne pas autoriser l’utilisation de Starlink pour une attaque contre la Crimée avait été décidée pour la première fois la nuit de la tentative d’attaque furtive ukrainienne. Il affirme maintenant que la politique avait été mise en œuvre plus tôt, mais que les Ukrainiens ne le savaient pas et que, cette nuit-là, il réitéra simplement cette politique”. Il est quand même inconcevable que l’un des auteurs de biographie les plus célèbres au monde, de surcroît professeur d’histoire dans une université américaine, ait ainsi pu saboté le récit du scoop le plus fondamental de son ouvrage sur une affaire ayant trait à l’enjeu géopolitique le plus important de ce siècle.