11 décembre 2024 | Blog, Blog 2024, Communication | Par Christophe Lachnitt
La rage, premier transmetteur numérique
Les émotions au détriment de la raison.
Brian Thompson, patron du premier assureur santé privé américain, UnitedHealthcare, a été tué de plusieurs balles dans le dos il y a quelques jours en plein centre de Manhattan dans ce que la police affirme avoir été un assassinat préparé. Il se trouvait à New York avec d’autres dirigeants de l’Entreprise, qui compte 140 000 collaborateurs et a réalisé 281 milliards de chiffre d’affaires l’an dernier, pour la réunion annuelle de UnitedHealth Group, sa maison-mère, avec les investisseurs.
UnitedHealthcare, qui assure plus de 50 millions de personnes, a fait l’objet de nombreuses plaintes et enquêtes de la part de patients, de médecins et de législateurs en raison de son refus de prendre en charge des demandes de remboursement de frais médicaux. Or les forces de l’ordre ont déclaré que les douilles de balles trouvées sur le lieu de l’assassinat semblaient porter les mots “deny” (refuser) et “delay” (retarder). Ces deux termes pourraient faire référence aux tactiques utilisées par certains assureurs américains pour éviter de payer les demandes d’indemnisation de leurs clients. Ces mots sont d’ailleurs constitutifs du titre d’un célèbre livre qui étudie ces pratiques malfaisantes : Delay, Deny, Defend: Why Insurance Companies Don’t Pay Claims And What You Can Do About It.
UnitedHealthcare est l’un des assureurs les plus fréquemment pointés du doigt dans ce domaine. Au début de l’année, une commission sénatoriale qui a enquêté sur ce sujet, avait conclu que trois entreprises (CVS/Aetna, Humana et UnitedHealthcare) rejetaient intentionnellement les demandes de remboursement de soins coûteux afin d’accroître leurs bénéfices. Les dérives de UnitedHealthCare à cet égard ont également fait l’objet d’au moins deux enquêtes | journalistiques troublantes.
Le paradoxe est qu’il semble que le patron de UnitedHealthcare ait été l’un des rares dirigeants à vouloir faire évoluer la relation entre les assureurs santé et leurs clients : il évoquait, dans ses propos destinés aux collaborateurs de UnitedHealthcare, la nécessité de changer la couverture des soins de santé dans le pays et la culture de l’Entreprise. Mais, des intentions aux actes, UnitedHealthcare n’avait pas encore amélioré la vie des victimes de ses dérives.
L’assassinat de Brian Thompson a suscité une vague de haine et de joie sur les médias sociaux sans précédent. Des messages célébrant l’homicide recueillirent des millions de vues. Beaucoup d’internautes allèrent jusqu’à exhorter les personnes détenant des informations sur l’assassinat à ne pas les communiquer aux autorités ou firent circuler les noms et photos d’autres dirigeants de mutuelles de santé, mettant une cible dans leur dos. La remarquable sociologue du numérique Zeynep Tufekci a souligné dans The New York Times le caractère exceptionnel de ces réactions : “J’étudie les médias sociaux depuis longtemps et je ne me souviens d’aucun autre incident où un meurtre ait été aussi ouvertement célébré dans ce pays“.
Au-delà de la haine des mutuelles de santé et de la violence libérée de nouveau depuis quelques années dans la Société américaine, cet épisode nous rappelle que la rage est le meilleur transmetteur numérique. J’avais écrit dans Prêt-à-penser et post-vérité (2019), mon livre consacré à la menace que le numérique fait peser sur la démocratie, que “pour engager les êtres humains, il suffit trop souvent de les enrager“.
Une recherche menée par une prestigieuse équipe universitaire américaine – constituée de membres de la Kellogg School of Management de l’Université Northwestern, et des universités de Princeton et Yale – le confirme. Publiée il y a quelques jours dans la revue Science, elle montre que, si l’on veut qu’une désinformation devienne virale en ligne, il faut rendre les gens furieux à son sujet.
En combinant des expériences menées avec des volontaires et des données issues de Facebook et X, les chercheurs ont identifié le fait que, lorsque les internautes voient un contenu qui les indigne sur un média social, ils sont plus enclins à le partager sans même le lire ou en vérifier la véracité. Les universitaires ont également observé, sans beaucoup de surprise, que les contenus émanant de sources de piètre qualité, au premier rang desquelles de faux sites sites d’information ou des sites extrémistes, tendent à davantage susciter la colère.
Celle-ci efface donc les enjeux de pertinence. Autrement dit, sur les médias sociaux, les émotions surpassent la raison et c’est ce qui les rend aussi dangereux, jusqu’à glorifier un assassinat.