9 juin 2016 | Blog, Blog 2016, Marketing | Par Christophe Lachnitt
Marques-médias : l’appétit vient en mangeant
Il y a deux ans, je vous entretenais de la mutation marketing mise en oeuvre par Mondelez International, l’un des principaux groupes alimentaires de la planète, pour devenir un leader de la culture populaire – et pas seulement de l’alimentation.
A l’époque, l’enjeu du Groupe était que ses produits, qui sont le plus souvent acquis dans le cadre d’achats impulsifs1, n’étaient plus confrontés à leurs seuls concurrents sucrés pour capter l’attention des consommateurs. Ils devaient aussi faire face à de nouveaux “shadow competitors”2.
Par exemple, lorsqu’un consommateur fait la queue pour payer ses achats dans une supérette ou un supermarché, il peut spontanément dépenser un dollar afin d’acheter un sachet d’Oreos ou une fonctionnalité additionnelle pour son application de jeu favorite sur son smartphone.
Aujourd’hui, Mondelez poursuit sa mue marketing en devenant un média. Son objectif, cette fois, est de toucher des consommateurs qui, de plus en plus, évitent les campagnes de publicité et consomment des contenus dans un écosystème médiatique toujours plus éclaté et donc plus coûteux pour les marques.
Dans le cadre de son modèle de monétisation médiatique, Mondelez va créer des contenus commercialisables. En particulier, le Groupe va nouer des partenariats médiatiques afin d’acquérir, créer et/ou diffuser des contenus destinés à promouvoir ses principales marques (biscuits Oreo, chewing-gums Trident…).
Mondelez ira même jusqu’à investir dans des droits de propriété intellectuelle associés à des contenus pour les monétiser à travers leur diffusion ou leur utilisation par d’autres marques.
Dans ce cadre, les trois premières initiatives annoncées par Mondelez concernent respectivement un événement de chute libre qui sera retransmis en direct sur Fox cet été, la conception d’une gamme de jeux pour mobiles et un partenariat avec BuzzFeed portant sur la création d’une nouvelle marque de contenus originaux consacrés au bien-être personnel.
L’approche de Mondelez correspond à l’évolution stratégique que je décrivais en début d’année dans “Pourquoi les entreprises deviennent des médias” :
“Les entreprises deviennent des médias car leur relation avec leurs publics a été bouleversée.
Pendant des décennies, les marques ont ambitionné de déployer une image cohérente parce qu’elles pouvaient relativement la contrôler. Naturellement, la presse, les analystes et d’autres observateurs accomplissaient leurs missions respectives mais les entreprises exerçaient malgré tout un contrôle significatif sur les contenus qui circulaient à leur égard.
Puis les révolutions successivement numérique, sociale et mobile ont permis à chaque partie prenante – organisations et individus – des marques de s’exprimer à leur sujet à tout moment vers un public illimité. Cette expression concerne aussi bien les professionnels que le grand public.
Le fait que le coût de production et de diffusion numérique de contenus soit quasi nul permet à un nombre inédit de journalistes, analystes, commentateurs et experts en tout genre de prendre la parole au sujet des entreprises dans la sphère numérique en créant des blogs, podcasts et autres newsletters. Les marques, quel que soit leur secteur d’activité, sont donc plus scrutées et remises en question que jamais.
Parallèlement, le grand public peut raconter sur le web social ses moindres interactions avec les entreprises et partager ses opinions à leur égard sans que celles-ci soient d’ailleurs forcément instruites par de réelles expériences client. 2,1 millions de mentions négatives sont ainsi mises en ligne chaque jour à propos des marques sur les réseaux sociaux aux seuls Etats-Unis.
Dans ce nouvel écosystème, les entreprises ne contrôlent plus leur image et doivent assumer sa divergence afin de la valoriser : leur crédibilité se nourrit de l’acceptation – et même de l’appropriation – des diverses opinions émises à leur endroit. Les marques qui s’approprient cette divergence y gagnent également sur le web social des relais d’opinion et des feedbacks de leurs parties prenantes sur leurs produits et services.
Les entreprises passent donc d’une relation verticale où elles communiquaient vers leurs publics à une relation horizontale où elles communiquent avec leurs publics. Dans les dix prochaines années, toutes les marques vont devenir des plates-formes et l’animation de communautés de membres va remplacer la gestion de la relation client.
La conséquence de ce foisonnement d’opinions et d’informations est une surinformation sans précédent : les consommateurs-citoyens des pays développés sont en moyenne exposés à au moins 3 000 messages par jour3. C’est pourquoi nous sommes entrés dans l’ère de l’économie de l’attention.
La surinformation inverse la logique de communication entre les marques et leurs publics – du push au pull. La compétition incessante pour l’attention des publics se nourrit ainsi du fait que tout le monde devient média – sur ses propres canaux ou sur les réseaux sociaux – au sens où la frontière entre diffuseurs de contenus et audiences a presque complètement disparu.
De fait, les entreprises sont obligées de devenir des médias afin de ne pas être exclues de cette concurrence pour l’attention de leurs publics et conserver un accès à toutes leurs parties prenantes (collaborateurs, clients, prospects, actionnaires, partenaires, influenceurs…). […]
Trois exemples permettent, sans prétendre proposer une typologie exhaustive dans ce domaine, de prendre conscience des dynamiques complémentaires actuellement à l’oeuvre dans les initiatives médiatiques des entreprises.
Le précurseur le plus révolutionnaire des marques-médias est sans conteste Red Bull dont je vous avais présenté la stratégie ici. Ce qui m’intéresse le plus dans le cas de la marque de boissons, au-delà de la quasi primauté qu’elle donne désormais à son activité médiatique, est le fait qu’elle a effacé la frontière entre contenu et publicité4, en organisant des compétitions sportives qui ne sont pas toujours fondées sur des règles établies et contrôlées par des fédérations indépendantes.
Certaines de ces compétitions dépendent complètement de la stratégie de contenus de Red Bull et pourraient disparaître si celle-ci était amendée. C’est pourquoi je considère qu’elles représentent une forme d’anticipation de la publicité native qui déguise des campagnes publicitaires en contenus éditoriaux.
Coca-Cola, concurrent de Red Bull, présenta en 2012 une stratégie numérique très intéressante : il s’agissait pour la marque de transformer son site Internet corporate en magazine grand public et d’y accueillir des éditoriaux promouvant un point de vue différent de celui du Groupe, y compris sur la consommation de sodas sucrés. Cette logique, qui ne fut malheureusement pas poussée à son terme, intégrait la dynamique de divergence que j’évoquais au début de cet article et le fait que c’est désormais par la diversité des opinions que l’on construit sa crédibilité.
GoPro, pour sa part, démocratise le modèle de Red Bull. Alors que cette dernière fait exclusivement appel à des sportifs et aventuriers professionnels, le fabricant de caméras, qui commença en ayant lui aussi recours à des ambassadeurs reconnus, opéra ensuite un virage afin d’étendre son marché accessible au-delà du surf, du ski et des autres sports spectaculaires.
C’est alors que GoPro se transforma, d’un point de vue marketing, en ce que j’appelle “le Red Bull de masse” en fondant sa communication sur les contenus créés par ses utilisateurs, y compris dans leur vie quotidienne. L’incarnation symbolique de ce tournant fut la publicité diffusée par la marque à l’occasion du Super Bowl 2013 dans laquelle on voit un bébé équipé d’une caméra frontale être lancé en l’air par son père.
Aujourd’hui, GoPro valorise les images tournées par ses clients en réalisant des développements médiatiques, notamment dans le cadre de partenariats avec des plates-formes qui lui permettent de diffuser ses contenus. La marque compte également collaborer avec les studios et artistes d’Hollywood ainsi qu’avec les chaînes de télévision pour réaliser et coproduire des films créés avec ses caméras.
L’approche médiatique de ces entreprises représente à mon sens la quintessence de la publicité native car, au lieu d’imiter l’offre de contenus d’un média, elles créent leur propre plate-forme afin de diffuser des contenus éditoriaux faisant leur promotion. Dans ce modèle, le contenu joue le rôle du média en véhiculant la publicité.
Au-delà de ces trois exemples emblématiques mais loin d’être isolés, je suis convaincu que la transformation des marques en médias est une lame de fond irrésistible. En effet, elle correspond à une double inversion du modèle relationnel entre marques et publics d’une part et marques et médias d’autre part.
Le rapport entre marques et publics est caractérisé par le passage de la convergence à la divergence de l’image de celles-là auprès de ceux-ci et la transition d’une relation verticale à une relation horizontale.
Parallèlement, au fur et à mesure que les publics envahissent le champ d’expression des marques, ces dernières grignotent le territoire des médias afin de se créer un nouvel espace de légitimation. Les annonceurs, qui étaient traditionnellement les clients des médias, deviennent leurs concurrents”.
De manière cohérente avec les évolutions décrites ci-dessus, Laura Henderson, en charge des contenus au sein de Mondelez, explique que le Groupe veut passer du statut d’acheteur d’espaces médiatiques à celui de vendeur de contenus médiatiques.
C’est une mutation que toutes les marques B2C, qu’elles soient productrices ou distributrices de produits et services, vont devoir envisager à court terme pour rester pertinentes – et même visibles – auprès de leurs publics cible.
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1 Un achat impulsif – ou spontané – est un acte d’achat non-planifié décidé par le consommateur lorsqu’il se trouve devant le produit concerné.
2 Un “shadow competitor” est un produit qui en concurrence un autre sans lui être directement confronté dans la même industrie. Par exemple, la consommation d’un film est soumise non seulement à la concurrence des autres films à l’affiche mais aussi à celle de toutes les autres formes de distraction : restaurant, sport, musée, théâtre…
3 Yankelovich.
4 La publicité est naturellement un contenu mais je fais ici référence à la distinction entre contenus éditoriaux et promotionnels.