16 janvier 2018 | Blog, Blog 2018, Communication | Par Christophe Lachnitt
La meilleure manière de défendre les valeurs démocratiques est d’en parler le moins possible
Loin de moi l’idée de présenter une solution définitive à ce problème majeur mais quelques arguments et convictions à travers l’exemple de la couverture médiatique de Donald Trump.
La semaine dernière, Peter Hoekstra, le nouvel ambassadeur nommé par Donald Trump aux Pays-Bas, donna une conférence de presse et regretta vite son initiative. Il se trouve en effet qu’il avait déclaré en 2015 que le mouvement islamiste avait créé un chaos dans le pays :
“Des voitures sont incendiées, des hommes politiques sont brûlés vifs. Oui, il existe des zones de non-droit aux Pays-Bas“.
Fort heureusement, ces commentaires reflètent davantage des théories conspirationnistes sur l’application de la charia en Hollande que la réalité de la vie dans le royaume d’Orange.
Peter Hoekstra fut logiquement interrogé par les journalistes hollandais sur ses déclarations et refusa de les commenter ou de donner des exemples confirmant leur prétendue exactitude. Les journalistes firent alors ce que j’ai reproché à leurs confrères américains de ne pas accomplir face à Donald Trump : ils mirent de côté leur concurrence pour s’allier afin de tenter d’obtenir une réponse de l’ambassadeur, lui disant même à un moment “Ici, ce sont les Pays-Bas, vous devez répondre aux questions” :
- elle ne confond pas information et divertissement ;
- elle ne mélange pas reportage et commentaire ;
- elle ne soumet pas les faits au prisme des préjugés.
A quelques heures et milliers de kilomètres d’intervalle, Jake Tapper, l’un des journalistes politiques vedettes de CNN, interrogeait Stephen Miller, le principal conseiller politique de Donald Trump depuis l’excommunication de Stephen Bannon, sur le livre “Fire And Fury” que j’ai analysé il y a quelques jours dans cet article. Jake Tapper a beaucoup de qualités journalistiques mais, dans cette interview comme dans beaucoup d’autres, il s’engage dans un débat avec son interlocuteur plutôt que de le questionner sur les faits et finit même par l’expulser de l’antenne. Le résultat est une bouillie cathodique difficilement compréhensible dans laquelle Tapper perd très rapidement sa neutralité et tombe ainsi dans le piège que lui tend Miller : montrer que les médias conventionnels sont hostiles à Donald Trump et que les fans de ce dernier ne peuvent faire confiance à personne d’autre que leur héraut.
A cet égard, comme le révèle cette enquête d’Associated Press, la stratégie de la confusion de Trump, que j’ai notamment décryptée dans cet article, fonctionne : les Américains savent de moins en moins à quelle source se vouer pour s’informer.
Evidemment, la presse ne doit pas s’interdire tout commentaire à l’égard de Donald Trump et de ses déclarations les plus indignes. L’exemple donné à cet égard par Anderson Cooper, la star de CNN, se distingue par la crédibilité que lui donne son travail sur les terrains de reportage les plus hostiles à travers la planète, la justesse de sa plume et le fait qu’il ne verse pas dans les trois excès décrits plus haut :
Mais on ne peut pas mélanger à mon sens commentaire et interview. En effet, le commentaire est centré sur l’opinion du journaliste alors que l’interview doit être focalisée sur l’opinion de celui ou celle qui fait l’actualité. Lorsqu’un journaliste éditorialise une interview qu’il conduit, il déclenche aussitôt au sein de son public un soupçon de partialité qui décrédibilise son travail d’intervieweur (travail à l’importance et aux spécificités duquel j’ai consacré un article il y a quelques années). Un collègue d’Anderson Cooper, Don Lemon, est le spécialiste toutes catégories de ce qui représente à mon humble avis, et ce même si je suis le plus souvent d’accord avec l’opinion qu’il exprime, une dérive. L’exemple reproduit ci-dessous illustre cette pratique où le journaliste centre l’interview sur lui-même plutôt que sur son interlocuteur :
On est loin de Tim Russert1 qui avait exposé la vacuité des arguments de David Duke, ancien leader du Klu Klux Klan et toujours suprémaciste blanc, lorsqu’il se présenta au poste de gouverneur de l’Etat de Louisiane en 1991. Il en était resté aux faits, n’avait pas donné son avis et avait laissé la parole à son interlocuteur pour que celui-ci ruine ses prétentions électorales par lui-même :
Cette interview, comme des dizaines d’autres menées par Tim Russert, explique pourquoi ce dernier représenta outre-Atlantique, jusqu’à son décès prématuré, le test journalistique ultime pour les candidats aux fonctions politiques les plus élevées.
L’approche de Tim Russert correspond également à l’une de mes convictions relatives au traitement médiatique des dirigeants autoritaires : lorsqu’on débat avec eux de leur credo, on joue leur jeu car ils peuvent alors s’en tirer avec des généralités idéologiques. C’est lorsqu’on les confronte à des faits, comme les journalistes hollandais avec Peter Hoekstra ou Tim Russert avec David Duke, qu’ils sont en danger. De fait, ils ont l’habitude de manipuler les faits pour les plier à leur rhétorique (Donald Trump a ainsi énoncé 2 001 mensonges ou déclarations trompeuses au cours de ses 355 premiers jours de mandat présidentiel). Ils se trouvent démunis lorsqu’ils doivent faire preuve de compétence pour traiter de la vie des citoyens par lesquels ils veulent se faire élire ou démontrer la réalité factuelle de leurs affirmations.
Dans ce domaine, ils donnent raison à Jean-François Revel qui affirmait :
“L’erreur fuit les faits lorsqu’elle satisfait un besoin“.
A cet égard, je suis d’ailleurs persuadé que, si les concurrents de Donald Trump, lors de la primaire républicaine puis de l’élection présidentielle, avaient porté le débat sur le terrain des faits plutôt que celui des valeurs en réaction au cirque qu’il créait chaque jour pour cacher son incompétence et piéger ses opposants, il n’aurait peut-être pas gagné l’élection. Mais il eut fallu pour ce faire qu’ils fussent eux-mêmes exempts de tout reproche éthique et capables, politiquement et émotionnellement, de déployer cette stratégie.
En définitive, l’une des origines du problème actuel réside dans la distinction entre trafic et audience, c’est-à-dire, au fond, entre court et long termes. Les médias d’information sont en quête permanente de trafic et sont prêts à tous les compromis – et, pour certains, toutes les compromissions – journalistiques pour conquérir ce Graal statistique synonyme de potentiel de monétisation immédiat. Ce faisant, ils oublient que leur crédibilité, gage de leur survie économique sur la durée, se fonde sur un professionnalisme et une éthique éditoriale sans concession.
Dans “La crise de la culture“, Hannah Arendt écrit :
“Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité des faits.
La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat”.
Lorsqu’ils se focalisent sur des opinions, les leurs ou celles d’autrui, les journalistes commettent une voie de fait sur la démocratie.
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1 Dont le décès a confirmé que certains personnes sont irremplaçables.
“Lorsqu’un journaliste éditorialise une interview qu’il conduit, il déclenche aussitôt au sein de son public un soupçon d’impartialité qui décrédibilise son travail d’intervieweur (travail à l’importance et aux spécificités duquel j’ai consacré un article il y a quelques années).”
Ne s’agit-il pas plutôt d’un soupçon de partialité ? Ou bien je n’ai rien compris à votre démonstration…
Bien à vous.
Bonjour,
En effet, vous avez raison, il faut lire “soupçon de partialité” (j’ai corrigé l’article).
Merci beaucoup pour vos attention et sagacité.
Bien à vous.
Xophe