17 août 2017 | Blog, Blog 2017, Communication | Par Christophe Lachnitt
Face à Donald Trump, la Société américaine teste sa résilience démocratique
La séquence des derniers jours outre-Atlantique ressemble à un cauchemar politique et moral :
Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré. – Christophe Lachnitt
- samedi, après qu’un suprémaciste blanc eut foncé avec sa voiture dans une foule de manifestants anti-racistes à Charlottesville (Virginie)1, tuant une jeune femme et blessant une vingtaine de personnes, Donald Trump déclara : “Nous condamnons dans les termes les plus forts cette manifestation flagrante de haine, sectarisme et violence de beaucoup de côtés. De beaucoup de côtés“. Le Président américain établit ainsi une équivalence putréfiante entre néo-nazis et militants des droits de l’Homme, atteignant un nouveau point bas moral pour sa jeune présidence et la démocratie américaine contemporaine ;
- lundi, il commença par vilipender sur Twitter l’un des rares grands PDG afro-américains après que celui-ci eut annoncé qu’il quittait le comité conseillant le Président américain sur les dossiers industriels ;
- cette attaque mit fortement en question la bonne foi du texte anti-raciste que Donald Trump lut quelques heures plus tard, et ce d’autant plus qu’il le prononça avec la conviction d’un otage lisant un message de demande de rançon2. Plus significativement, il fallut donc deux jours à Donald Trump pour dénoncer le Klu Klux Klan et les néo-nazis. Comme on va le voir, ce délai s’explique par l’insincérité de sa démarche ;
- plus tard dans la journée de lundi, Trump mit en ligne un tweet critiquant la réaction des médias à sa déclaration du jour et qualifiant les journalistes de “vraiment mauvaises personnes“. Il retweeta ensuite, avant de la supprimer, une vidéo montrant un train écrasant un personnage de dessin animé affublé du logo de la chaîne d’information CNN ;
- mardi, dans une conférence de presse fiévreuse (voir la vidéo ci-dessous), Donald Trump réaffirma une équivalence entre anti-racistes et néo-nazis (dont il dépeignit une partie comme des manifestants calmes et légitimes injustement critiqués par les médias, ce que dément la vidéo filmée par Vice3 également reproduite ci-dessous), déclara qu’il y avait “des gens très bien” des deux côtés (il faudra m’expliquer comment on peut être une personne “très bien” et défiler aux côtés d’individus portant des drapeaux nazis et scandant des slogans du Troisième Reich) et alla jusqu’à reprendre à son compte certains des arguments favoris des suprémacistes blancs, gagnant ainsi la reconnaissance de David Duke4, leur leader (cf. infra). Il confirma ainsi que ses déclarations de la veille n’étaient qu’un travestissement tactique de sa pensée : rarement la distinction entre attrition et contrition aura-t-elle été aussi perceptible.
Les fidèles de Superception connaissent mon analyse de la stratégie politique et de communication de Donald Trump : il entretient à mon sens une triple confusion (entre la politique et le divertissement, le vrai et le faux, le bien et le mal) propice à la libre circulation des mensonges qu’il profère au service de son accès puis maintien au pouvoir.
La confusion est consubstantielle au contrôle du condottiere conservateur : alors que les plus grands leaders politiques se distinguent par leur capacité à donner du sens, Donald Trump, comme tous les populistes, prospère dans le contresens.
Jusqu’à présent, cette stratégie avait relativement réussi, au sens où les médias d’information sérieux n’avaient pas révélé la vraie nature du candidat puis Président républicain malgré ses dérapages à répétition.
Lesdits médias étaient enfermés dans un triple piège que j’ai décrypté ces deux dernières années sur Superception :
- celui de leur propre déontologie et d’une objectivité journalistique aussi idéalisée que chimérique qui les porte à présenter de manière équilibrée les deux parties en présence – en l’occurrence, les deux “partis” devrais-je écrire s’agissant des camps démocrate et républicain – quelles que soient leurs positions respectives ;
- celui de leur recherche de l’audience dans leur quête d’une survie économique de plus en plus menacée par la multiplication des médias d’information numériques gratuits. Cet impératif les a conduits à donner une place disproportionnée, notamment lors de la campagne des primaires puis de l’élection présidentielle, à Donald Trump car celui-ci créait sans cesse l’événement et semblait aimanter les audiences à la télévision, sur le web, dans les journaux, etc. ;
- celui que leur tendit, dès le début de sa campagne à l’été 2015, Donald Trump en les antagonisant à l’extrême, les positionnant auprès de sa base électorale comme les représentants de la gauche et leur déniant ainsi toute légitimité dans la relation et le commentaire de l’actualité. Cette tactique, associée à la prolifération des “fake news“5, à la propagande de la chaîne d’information conservatrice Fox News et aux manipulations ourdies par des acteurs russes avec le soutien de WikiLeaks, généra un relativisme absolu dans le traitement médiatique de l’actualité. Ce relativisme participa de la confusion que Donald Trump chercha à entretenir tout au long de sa campagne puis de sa présidence.
Ce triple piège a empêché les médias de jouer leur rôle de rempart démocratique depuis deux ans. Et pourtant, nombreuses furent les occasions de dénoncer le candidat républicain comme allogène au pacte démocratique américain : pour ne considérer que quelques exemples, Trump insulta ses opposants et partenaires politiques, proféra des propos racistes à l’encontre des musulmans et latino-américains, moqua un handicapé, attaqua les parents d’un soldat américain mort au combat et se vanta de ses agressions sexuelles.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de prôner une exclusion juridique de Donald Trump du champ démocratique ni de nier le rôle historique qu’il joue en incarnant la désillusion atrabilaire d’une partie de l’Amérique déclassée par la mondialisation. J’ai toujours défendu sur Superception une vision absolutiste de la liberté d’expression (lire notamment ici et ici) et je n’ai pas changé d’avis à ce sujet. Mais la liberté d’expression induit aussi le droit – le devoir même – pour les journalistes de faire le tri entre les candidats qui portent les valeurs nationales et ceux qui n’en sont pas dignes. Sinon les médias d’information résonnent sans raisonner. De fait, il y a un monde entre exclure un candidat du champ démocratique et faire sa promotion en lui ouvrant ses antennes et colonnes ad nauseam.
D’ailleurs, les médias américains savent parfaitement opérer cette distinction pour des hommes politiques qui ont, conformément à la vision américaine de la liberté d’expression, légitimement accès au champ démocratique même s’ils ne défendent pas ses principes fondamentaux. C’est par exemple le cas de David Duke, ex-dirigeant du Klu Klux Klan, antisémite négationniste et suprémaciste blanc, qui a été candidat à un nombre incalculable d’élections aux niveaux local (en Louisiane) et national. Naturellement, Donald Trump ne présente pas le niveau d’ignominie de David Duke mais, à mes yeux, l’individu raciste et sexiste qu’il est ne correspond pas aux principes américains modernes.
Incidemment, ainsi que je l’ai déjà écrit sur Superception, le seul fait qu’un candidat puisse moquer un handicapé6 le disqualifie à mes yeux, présenterait-il même un programme avec lequel je serais à 100% d’accord.
La première raison, qui se suffit à elle-même, est morale. Mais il en est une seconde, d’efficacité. En effet, l’attitude de cet individu à l’égard des handicapés révèle ses valeurs, alors que son programme relève de ses positions politiques. Celles-là sont du domaine émotionnel alors que celles-ci appartiennent à la sphère rationnelle. Or on sait que les êtres humains sont régis par leurs émotions et non par leur raison : les valeurs dont un candidat fait montre lors d’une campagne, lorsqu’il réagit aux événements qu’il subit, sont donc infiniment plus prédictives de son futur mode de gouvernement que son programme. Si elles sont frelatées, elles sont d’autant plus dangereuses.
Pour revenir au traitement médiatique de Donald Trump, seul l’épisode de la vidéo le montrant raconter comment il avait mis à profit sa célébrité pour agresser sexuellement les femmes qui lui plaisaient provoqua une réaction médiatique quasi unanime (à l’exception des thuriféraires inconditionnels du milliardaire rouge7). Mais cette réaction fut attiédie par le fait que la campagne présidentielle battait son plein (ce qui exacerba l’effet des deux premiers pièges exposés plus haut) et par la publication opportune le même jour par WikiLeaks de premières centaines d’emails volés dans le compte Gmail de John Podesta, le Président de la campagne d’Hillary Clinton.
Les autres dévoiements des valeurs américaines par Donald Trump pendant les deux dernières années ne suscitèrent pas la même indignation des médias. Mais, en s’attaquant cette semaine au tabou ultime des Etats-Unis, les relations inter-ethniques8, le Président semble avoir touché la limite de sa stratégie : sa propre confusion mentale et morale pourrait finir par prévaloir sur la confusion qu’il a voulu instiller dans les esprits américains.
Durant deux ans, il a testé l’élasticité des valeurs de la démocratie américaine et celles-ci ont démontré leur souplesse… ou leur manque de structure quand il s’est agi du respect des handicapés, des musulmans, des latinos-américains ou de la concorde politique. Les relations inter-ethniques, elles, revêtent une toute autre importance symbolique : elles fondent la Société américaine du melting pot tout en menaçant en permanence son équilibre.
En démontrant irrémissiblement son incapacité, intellectuelle autant que morale9, à diriger l’Amérique, Donald Trump met la Nation au pied du mur de sa prise de conscience politique et morale à l’endroit d’un Président dont il peut être permis de se demander si la place est à la Maison-Blanche, à la Trump Tower, en prison ou en hôpital psychiatrique.
L’un de mes maîtres intellectuels, Raymond Aron, énonça il y a longtemps une alerte qui reste d’actualité :
“Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux“.
Depuis son émergence sur la scène politique nationale, les élites qui soutiennent Trump ont une responsabilité morale10. Depuis ce week-end, ses soutiens ont en outre une responsabilité historique. Or l’épisode du Watergate nous a appris que les dirigeants politiques ne lâchent un vecteur de pouvoir, même corrompu moralement, que lorsqu’ils y sont obligés par leurs électeurs – les leaders républicains n’avaient abandonné Richard Nixon que lorsque leur propre réélection avait été menacée par la chute vertigineuse de popularité du Président.
Beaucoup de Républicains de premier plan ont exprimé leur déception et/ou leur dégoût cette semaine. Mais aucun n’est passé aux actes ou n’a franchi le pas emblématique conduisant à un appel à la démission ou la destitution (via la section 4 de l’article 25 de la Constitution) du Président Trump pour sauver le Parti de Lincoln11 et, plus important, les Etats-Unis.
Certains évoquent l’idée d’un appel solennel dans ce sens formulé par les anciens Présidents vivants : Jimmy Carter, George H.W. Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama12. Je ne suis pas sûr qu’une telle option soit efficace, voire même réaliste.
La triste vérité est que, aujourd’hui, les Etats-Unis n’ont pas de grande figure morale, dans les univers politique, médiatique ou culturel, susceptible de mettre les dirigeants, au premier rang desquels ceux du Parti républicain, face à leurs responsabilités13.
En définitive, cette crise sans précédent ne nous apprend rien sur Donald Trump dont il suffisait de suivre la campagne (ou de lire Superception) pour connaître la vraie nature. Mais elle va nous apprendre beaucoup sur l’Amérique et sa capacité à préserver son idéal démocratique et, plus prosaïquement, ses intérêts politiques. C’est dans les difficultés que les nations, comme les individus, se révèlent. L’heure de vérité est arrivée.
En attendant qu’elle se reprenne, j’ai mal à l’Amérique que j’aime.
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1 Lesquels voulaient contrecarrer un rassemblement de suprémacistes blancs réunis pour protester contre le prochain déboulonnement d’une statue du Général Robert Lee, le meneur militaire des Confédérés durant la Guerre de Sécession.
2 Il en avait été de même pour le message vidéo qu’il avait enregistré suite au scandale provoqué par la narration de ses pratiques d’agression sexuelle.
3 Accessoirement, quel symbole du nouvel écosystème médiatique que le reportage le plus important de cette triste affaire soit l’oeuvre de Vice !
4 Ronald Reagan, censément le héros politique de Donald Trump, avait vertement rejeté le soutien des suprémacistes blancs lors de ses deux candidatures à la Maison-Blanche : oralement lors d’une conférence de presse en 1980 et par écrit dans une lettre dédiée à ce sujet en 1984.
5 Les internautes ont de plus en plus tendance à qualifier de “fake news” les nouvelles qui leur déplaisent, reprenant d’ailleurs en l’espèce un subterfuge fallacieux de Donald Trump. A l’origine une catégorie d’analyse, la “fake news” est ainsi en passe de devenir une insulte disqualifiante, ce qui n’aide pas à la compréhension du phénomène. En fait, les “fake news” sont des informations présentées comme vraies par des sites Internet manipulateurs contrefaits en médias crédibles. Les dirigeants politiques ne créent donc pas de “fake news” au sens strict du terme. Ils peuvent en revanche donner de l’écho à celles propagées par certains médias. Mais les exagérations, présentations avantageuses de fait, astuces de propagande et autres artifices rhétoriques qu’utilisent les leaders politiques ne sont pas des “fake news“, pas plus que les rumeurs qu’ils inventent ou les mensonges qu’ils profèrent.
6 Sans même évoquer le fait qu’il émette des opinions racistes ou se vante d’agresser sexuellement des femmes.
7 Le rouge est la couleur du Parti républicain outre-Atlantique.
8 J’emploie aussi peu que possible sur Superception le terme américain de race car je considère qu’il n’y a qu’une seule race, la race humaine.
9 Donald Trump n’est pas seulement inapte à occuper le Bureau ovale en raison de son racisme mais aussi de son instabilité psychologique, de son narcissisme probablement pathologique et de son inaptitude à faire preuve de curiosité intellectuelle et de développement cognitif.
10 Il en va différemment de ses électeurs dont certains ont exprimé leur propre douleur à travers ce vote.
11 Lincoln dont il faut lire le second discours d’investiture, prononcé à la fin de la Guerre de Sécession, pour prendre la mesure des dynamiques historiques que Donald Trump a violées cette semaine.
12 Les Bush père et fils ont d’ores et déjà publié une déclaration commune.
13 Le coeur du problème, naturellement, est que c’est l’une des missions du Président que d’être le leader moral du pays.
J’aime beaucoup votre article. Il est va au fond des problématiques qui se posent à cette Amérique qui a éveuglément (ou pas) amené Trump au pouvoir. J’adore votre analyse