22 août 2018 | Blog, Blog 2018, Communication | Par Christophe Lachnitt
Donald Trump, la vérité et Superception
En déclarant “la vérité n’est pas la vérité“, Rudy Giuliani, l’avocat très personnel et très médiatique du Président américain, a franchi un nouveau palier dans la stratégie de communication délétère de son client.
Mes incursions dans la politique internationale procèdent de ma passion pour ces sujets qui, pour reprendre une formule célèbre, ne me sont pas totalement étrangers, ayant conseillé il y a quelques décennies un futur Président de la République française pendant plusieurs années à leur propos. Loin de constituer un argument d’autorité, cette expérience motive simplement les digressions sur la géopolitique que je me permets dans ce blog, bien qu’il ne lui soit pas consacré. – Christophe Lachnitt
J’ai décrypté ladite stratégie dans plusieurs articles publiés sur Superception (lire notamment ici, ici, ici et ici) comme visant à créer la plus grande confusion possible au sein de l’électorat américain :
“C’est un truisme politique que la confusion bénéficie aux régimes autoritaires : lorsque le vrai et le faux ne peuvent plus être distingués, les autocrates trompent les peuples sans risque d’être exposés. […] Dans “1984“, le chef d’oeuvre de George Orwell, le Ministère de la Vérité recrée tous les documents historiques afin de les adapter aux changements de la propagande du régime. Ainsi, par exemple, lorsque ce dernier déclare la guerre à un Etat, les équipes du Ministère font-elles disparaître toute trace de son alliance avec lui. Certes, Donald Trump ne maîtrise pas encore cette ‘mutabilité du passé’. Mais il est alarmant qu’il ambitionne de la dompter à travers son entretien d’une confusion cognitive générale, ses pressions sur la presse et son contact direct avec les Américains via le web social“. (La liberté de la presse américaine est menacée par Donald Trump… et la presse, 12 janvier 2017).
“[Trump] entretient à mon sens une triple confusion (entre la politique et le divertissement, le vrai et le faux, le bien et le mal) propice à la libre circulation des mensonges qu’il profère au service de son accès puis maintien au pouvoir. La confusion est consubstantielle au contrôle du condottiere conservateur : alors que les plus grands leaders politiques se distinguent par leur capacité à donner du sens, Donald Trump, comme tous les populistes, prospère dans le contresens“. (Face à Donald Trump, la Société américaine teste sa résilience démocratique, 17 août 2017).
La déclaration de Rudy Giuliani n’est pas la première émanant de l’équipe Trump qui rappelle de manière inquiétante les écrits de George Orwell. Pour ne considérer que les deux saillies les plus emblématiques à cet égard :
- le 22 janvier 2017, Kellyanne Conway, proche conseillère du Président, évoquait la notion de “faits alternatifs” dans l’émission “Meet The Press” sur NBC ;
- le 25 juillet dernier, Donald Trump affirmait lors d’une réunion nationale d’anciens combattants (Veterans of Foreign Wars National Convention) à Kansas City : “Souvenez-vous : ce que vous voyez et lisez [dans les médias] n’est pas ce qui se passe“, donnant un nouvel élan à sa rhétorique sur les “fake news” (fausses nouvelles).
Ainsi, au fil du temps et du dépassement des limites successives de la décence civique, la stratégie de Donald Trump semble-t-elle de plus en plus se rapprocher du présupposé du concept de Superception que j’ai créé il y a plus de sept ans et que je résume comme suit :
“Les faits sont têtus. Mais être têtu, c’est ténu. Un fait n’a jamais motivé un acte d’achat, convaincu un individu de s’engager, fédéré une entreprise ou rallié un peuple à un projet. La réalité des faits n’est qu’une vérité en noir et blanc que notre subjectivité colore. Seul le sens que nous donnons à la réalité peut nous inciter à agir. Loin d’être une réaction futile, la perception a donc des super-pouvoirs. Elle est superception. Toute vérité n’est que perception“.
Le concept de Superception met en exergue le rôle de nos émotions dans notre perception des faits et l’absence de neutralité de ces derniers : le même événement peut revêtir des sens différents pour les individus qui en prennent connaissance, ce qui influence leur réaction de manière décisive. Toute vérité n’est que perception parce que la vérité d’une personne est subjective – la vérité d’un fait, elle, ne l’est pas.
Au fond, Donald Trump part du même postulat. Mais, alors que je l’analyse cliniquement, il l’exploite cyniquement.
Il cherche en effet, en tirant parti de la subjectivité des électeurs, à empêcher l’existence de faits sur lesquels tous les Américains soient en accord. Ses milliers de contrevérités et mensonges (plus de 4 200 énoncés en 18 mois1 passés dans le Bureau ovale) ont en partie effacé la différence entre vrai et faux : même la vérité d’un fait devient désormais subjective. Lorsque la vérité n’est pas la vérité (Giuliani) ou qu’il existe prétendument des faits alternatifs (Conway), un mensonge n’est qu’une autre version d’un fait établi et doit avoir une légitimité équivalente.
Avec Trump, un mensonge devient un concurrent d’un fait au lieu d’en être un avilissement. De même, une opinion n’est plus la perception d’un fait mais son faux jumeau. Or les faits sont dénués d’émotion alors que les mensonges et opinions en débordent. Devinez lesquels l’emportent quand “la réalité des faits n’est qu’une vérité en noir et blanc que notre subjectivité colore” ?
C’est pourquoi Donald Trump passe tant de temps à attaquer les médias, allant même, dans une phraséologie léniniste, jusqu’à les qualifier d’ennemis du peuple2. Il avait lui-même reconnu peu après son élection que cette tactique avait pour objectif de discréditer les journalistes afin que personne ne croit les éléments négatifs de leur couverture de sa Présidence. En réalité, il veut annihiler leur rôle dans l’arbitrage des faits, alors qu’il est au fondement de toute démocratie, pour que sa seule parole soit digne de confiance3. Facteur aggravant, les reporters passent une part significative de leur temps à essayer de réfuter les inventions du camp Trump au lieu de relater les faits établis, conférant mécaniquement à la propagande trumpienne une efficacité indue.
Malheureusement, le Président a réussi dans son entreprise destructrice, comme en atteste une expérimentation récemment réalisée par The Pew Research Center. L’institut présenta à 5 000 adultes américains cinq faits et cinq opinions et leur demanda de les identifier. Seulement 26% des participants purent reconnaître les cinq faits et 35% les cinq opinions. Il semble donc qu’une partie de l’Amérique soit sensible à la stratégie trumpienne de gaslighting (ou détournement cognitif), cette pratique dans laquelle un individu ou une organisation fait douter ses victimes de leur propre réalité pour mieux les assujettir.
Le chef de l’exécutif américain démontre ainsi, jusqu’à l’absurde, la pertinence du concept de Superception : guidés par leurs émotions, certains de ses partisans en viennent à prendre des vessies pour des lanternes, et ce parfois à l’encontre de leurs propres intérêts personnels4. Ce faisant, le Président met en danger la démocratie et la République américaines.
Il se trouve que, hier, ces dernières ont pris des mesures défensives historiques contre lui. Le même jour :
- un jury populaire a condamné l’ancien directeur de sa campagne présidentielle pour fraude fiscale et bancaire ;
- son ancien avocat personnel durant plus de dix ans a plaidé coupable pour violation des règles de financement des campagnes politiques en affirmant avoir commis cette violation à l’instigation de celui qui n’était encore que candidat à la Maison-Blanche ;
- le deuxième membre de la Chambre des Représentants à avoir soutenu sa candidature à la Maison-Blanche a été mis en examen pour détournement de financements politiques à des fins privées (le premier à l’avoir soutenu avait été mis en examen il y a quelques jours pour délit d’initié).
Ces quatre individus ne sont pas les premiers, dans l’entourage immédiat de Trump, à connaître des difficultés judiciaires. Ont en effet également plaidé coupables son ancien conseiller à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, l’un de ses anciens conseillers en politique internationale à la Maison-Blanche et l’ancien directeur adjoint de sa campagne présidentielle.
Dans “La ferme des animaux“, George Orwell écrit que :
“Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre“.
Alors que les dérives de Donald Trump atteignent leur acmé, la République américaine est peut-être en train de reprendre sa liberté vis-à-vis de son Président.
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1 Son (triste) record date du 5 juillet dernier : ce jour-là, il proféra 79 contrevérités et mensonges.
2 Avec laquelle 51% des électeurs républicains sont d’accord !
3 C’est la raison pour laquelle il se comporte de la même manière avec toutes les autres institutions qui arbitrent traditionnellement les faits : justice, agences de renseignement, scientifiques…
4 Et il ne s’agit pas d’un phénomène négligeable : plus de 80% des électeurs républicains lui restent fidèles.