1 juillet 2020 | Blog, Blog 2020, Communication | Par Christophe Lachnitt
Pour les journalistes, il est temps de distinguer objectivité et intégrité
La polarisation croissante du débat civique pose avec une nouvelle acuité la question du rôle des médias d’information.
En France, le populisme médical et les théories conspirationnistes en tout genre trouvent un écho toujours plus important auprès du grand public. Outre-Atlantique, la guerre menée par Donald Trump contre les faits et les journalistes qui tentent de les relater devient plus violente au fur et à mesure que l’élection présidentielle approche.
Dans ce contexte, la recherche de l’objectivité journalistique est un exercice de plus en plus dangereux. Le journaliste qui s’y essaie se fait attaquer en permanence par les plus extrémistes des deux camps en présence. Il lui est donc plus aisé d’adopter une fausse neutralité en présentant les points de vue opposés sans les décrypter. Mais c’est une attitude indigne lorsqu’il s’agit d’enjeux dans lesquels une partie fonde son argumentation sur des mensonges factuels ou de discussions sur des sujets indéfendables : aurait-il été pertinent, dans les années 1800, de couvrir les débats sur l’esclavage en donnant la parole aux deux camps sans prendre parti ?
Objectivité et intégrité ne sont donc pas synonymes, et ce d’autant moins que la mise en avant d’une fausse neutralité répond également à la nécessité de capter et maintenir l’audience des publics : l’un des moyens les plus efficaces pour ce faire consiste à présenter chaque sujet comme un conflit entre deux factions que tout sépare, une approche qui s’est d’abord répandue des réseaux sociaux aux chaînes d’information en continu et gangrène désormais trop de médias plus sérieux encore.
Enfin, la mise en scène de débats théâtraux permet de compenser le fait qu’il n’y a pas assez d’événements susceptibles d’intéresser le grand public dans sa consommation désormais permanente de contenus. Comme le dit Jay Rosen, professeur de journalisme au sein de l’Université de New York, “lorsque l’intérêt de l’actualité surpasse la disponibilité de faits nouveaux, le risque d’un journalisme inexact augmente silencieusement“.
Cette fausse neutralité va désormais jusqu’à faire abstraction des réalités les plus élémentaires dans la recension des positions des uns et des autres, créant une niche de licence avec les faits pour le journalisme politique. On réprimande à juste titre un reporter lorsqu’il rend compte de manière erronée d’un événement dont il est le témoin : si un correspondant de guerre assiste à un fait A et relate dans son reportage un fait B, il commet une faute professionnelle. Je me demande pourquoi il n’en va pas de même pour leurs collègues qui suivent la vie politique. Si un journaliste entend un candidat à une élection exprimer une affirmation et qu’il relate cette déclaration sans la commenter alors qu’il sait qu’elle travestit la réalité, ne commet-il pas exactement la même faute professionnelle ? Si un sportif perd un match et qu’il affirme dans la conférence de presse consécutive l’avoir gagné, le journaliste doit-il citer ses propos sans souligner qu’ils sont erronés ? Evidemment pas. C’est pourtant la situation ubuesque que nous vivons de plus en plus dans le domaine politique, laquelle atteste la pertinence du précepte énoncé par Jean-François Revel : “L’erreur fuit les faits lorsqu’elle satisfait un besoin“.
L’une des causes de ce phénomène est que les journalistes sont de moins en moins crédibles pour trier le bon grain de l’ivraie dans le discours politique car les citoyens peuvent désormais s’abreuver à des sources d’information, notamment numériques, qui cèdent à tous leurs caprices idéologiques et émotionnels. De fait, si les plates-formes sociales favorisent l’expression indépendante de toute opinion, elles permettent également la formation, sans restriction d’aucune sorte, de communautés dont les membres peuvent être aussi éloignés géographiquement qu’ils sont proches idéologiquement. Alors que, jusqu’à présent, les médias étaient globalement créateurs de consensus, ils sont devenus, avec l’explosion du web social, générateurs de collapsus.
Partant, de plus en plus de journalistes abdiquent leur devoir de vérification pour préserver leur image de crédibilité. Paradoxalement, l’absence de pertinence sur le fond sert l’apparence de crédibilité des journalistes. La neutralité prévaut sur la vérité. En outre, alors que l’objectif du journalisme, à l’ère analogique, était de choquer le moins grand monde possible afin que les annonceurs puissent cibler les plus grandes audiences possible sur les médias, la communautarisation des audiences favorisée par la révolution numérique produit une segmentation plus forte des médias en fonction des opinions.
Cette croissance des médias d’opinion constitue d’ailleurs un retour aux sources. A l’origine, la presse était presque exclusivement une presse d’opinion, ainsi que le souligne Nicholas Lemann, doyen de l’Ecole de journalisme de l’université de Columbia (New York). En 1875, la presse américaine était constituée d’environ 75% d’opinions et de 25% d’informations : la couverture de la procédure de destitution du Président Andrew Johnson en 1868 fut d’ailleurs aussi polarisée que celle dont le Président Donald Trump fit l’objet il y a quelques mois. En 1975, la proportion s’était plus qu’inversée : 90% d’informations et 10% d’opinions. Nous vivons aujourd’hui une nouvelle inversion de tendance. La surabondance d’informations suscite donc chez nous le même attrait pour les opinions que l’absence d’informations.
Dans ce cadre, les dirigeants politiques peuvent mentir ouvertement en s’appuyant sur le soutien indéfectible de leurs partisans numériques et les journalistes semblent pris, plus ou moins consciemment, au piège : leur rôle comme arbitres des élégances cognitives est nié par une sphère numérique excessivement polarisée et leur crainte d’une perte d’audience les conduit à renoncer à toute influence réelle. Pourtant, comme l’a dit Bob Woodward, “le journalisme ne relève pas de la sténographie“. Si les médias sont plus rentables lorsqu’ils s’adressent aux émotions des citoyens, ils sont plus profitables lorsqu’ils font appel à leur raison. Pour paraphraser Laurent Fabius1, entre la rentabilité et la profitabilité, il y a le journalisme. C’est son honneur de trouver une voie, de plus en plus étroite, entre la cupidité, indispensable à sa survie, et la responsabilité, indispensable à la nôtre. Cette évolution exacerbe la spécificité consubstantielle au journalisme. Son rôle décisif dans toute démocratie l’apparente à une mission de service public mais il ne peut pas être assumé par des acteurs publics car il court alors le risque d’être instrumentalisé à des fins tactiques par le pouvoir en place.
Ces évolutions remettent les citoyens au centre du débat. Certes, la concurrence avec des vecteurs d’attention (tels que Fortnite et Netflix) autrement plus attrayants que la discussion de la vie de la Cité a obligé le récit de celle-ci à prendre des atours récréatifs pour survivre. Mais les responsables sont davantage les citoyens que les journalistes. En outre, s’il est toujours aisé de blâmer les journalistes, ce serait oublier qu’ils luttent pour leur survie et que les citoyens sont les victimes consentantes de leurs dérives : si nous ne consommions que les médias les plus sérieux, nous leur donnerions les moyens de produire un journalisme rigoureux. L’offre médiatique suit la demande.
Or, tandis que la marche du monde et sa relation s’accélèrent sous les effets de la révolution numérique, le rôle des journalistes dans le futur va de plus en plus consister à donner du sens à l’actualité plutôt qu’à simplement en rendre compte, à couvrir le climat plutôt que la météo pour citer un principe cardinal du média communautaire hollandais De Correspondent.
A cet égard, un parallèle avec la psychiatrie permet d’éclairer les enjeux éthiques actuels du journalisme.
En 1969, Tatiana Tarasoff, étudiante au sein de l’Université de Berkeley (Californie), fut assassinée par un amoureux éconduit après que celui-ci eut informé son psychiatre de son projet de meurtre. Or le médecin n’alerta pas la jeune femme du danger qu’elle courait. Quelques années plus tard, la Cour Suprême de Californie édicta la “règle Tarasoff” qui stipule que les professionnels de santé mentale ont le devoir d’alerter et/ou protéger les victimes potentielles de la violence de leurs patients. Cette règle a depuis lors été adoptée sous différentes formes par la grande majorité des Etats américains.
Il en va de même, à mon sens, pour les journalistes, aujourd’hui, que pour les psychiatres hier : de même que ceux-ci font passer la sécurité de leurs concitoyens devant le secret médical de leurs patients, ceux-là doivent-ils privilégier la vérité de leur relation de l’actualité sur leur neutralité. In fine, il s’agit aussi d’un impératif de sécurité.
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1 “Entre le plan et le marché, il y a le socialisme“, clama-t-il lors du Congrès de Metz du PS (1979), répondant aux orateurs qui prônaient les primautés respectives du plan et du marché. Ce fut une façon pour lui de repositionner François Mitterrand à l’épicentre du Congrès dont l’issue préfigurerait la principale candidature de gauche à l’élection présidentielle de 1981.