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Communication.Management.Marketing

Toute vérité n'est que perception

Amazon : l’adieu aux larmes de Jeff Bezos

Alors qu’il quitte la direction exécutive d’Amazon, le fondateur du Groupe lui fixe le déconcertant objectif de devenir “le meilleur employeur de la planète”.

Il consacre ainsi l’essentiel de sa dernière lettre annuelle aux actionnaires aux conditions de travail des 1,3 million de collaborateurs de son entreprise et tente de défendre son bilan à cet égard :

Si vous lisiez certains articles de presse, vous pourriez penser que nous ne nous soucions pas de nos salariés. Dans ces reportages, nos collaborateurs sont parfois accusés d’être désespérés et traités comme des robots. Ce n’est pas le cas. Ce sont des personnes raffinées et réfléchies qui peuvent choisir où travailler. Lorsque nous interrogeons les salariés de nos centres logistiques, 94% déclarent qu’ils recommanderaient Amazon à un ami comme employeur.

Nos collaborateurs peuvent prendre des pauses informelles durant leur temps de travail pour s’étirer, boire, aller aux toilettes ou parler à un manager sans que cela ait un effet sur leur performance. Ces pauses informelles s’ajoutent aux deux pauses de 30 minutes, dont une pour le déjeuner, prévues dans leur planning quotidien“.

Le fait que ces deux paragraphes aient pu être publiés signale, au choix, que les communicants de Jeff Bezos ne lui disent pas ce qu’il ne veut pas entendre ou qu’il ne les écoute pas. Passons sur le fait que ce ne sont pas les collaborateurs d’Amazon qui sont accusés de quoi que ce soit par les médias mais bien Jeff Bezos : cet artifice rhétorique illustre la faiblesse de sa position à ce sujet. Mais le second paragraphe reproduit ci-dessus serait comique s’il n’était pas dramatique. Que l’homme le plus riche au monde se gargarise d’accorder à ses collaborateurs le droit de boire ou d’aller aux toilettes sans être pénalisés dans la mesure de leur performance a un caractère très désuet, très dix-neuvième siècle. En lisant Jeff Bezos, on se dit que Robert Owen pourrait utilement reprendre du service au sein d’Amazon.

En définitive, cette ligne de défense confirme qu’aucun génie n’est intégral. Jeff Bezos, l’un des trois entrepreneurs les plus prodigieux de ces cinquante dernières années, est incapable de réaliser que ce qu’il écrit est inacceptable. Cela l’est d’autant plus que les témoignages récents de nombreux collaborateurs d’Amazon ont indiqué qu’ils devaient uriner dans des bouteilles, lorsqu’ils livrent les produits commandés par les clients du Groupe, pour atteindre leurs objectifs. La censément incommensurable mansuétude dont Jeff Bezos se félicite à l’endroit des salariés de ses centres logistiques n’est donc pas accordée à ses chauffeurs-livreurs. De même, Amazon a tout fait, avec succès, pour anéantir la tentative d’établir un syndicat au sein de son centre logistique de Bessemer (Alabama) qui compte 5 800 salariés1. Quant à l’investigation du New York Times qui fait référence sur les conditions de travail au sein d’Amazon, elle date d’il y a déjà six ans. Elle révélait notamment que, de son Siège à ses centres logistiques, il n’était pas rare que les collaborateurs du Groupe pleurassent en raison de la dureté de sa culture.

L’adieu aux larmes de Jeff Bezos, alors qu’il quitte la direction exécutive du Groupe, n’a donc que trop tardé. Sa résolution à ce qu’Amazon devienne le meilleur employeur de la planète est louable et il ne serait pas étonnant que cet objectif soit atteint : il ne faut jamais parier contre la capacité de Jeff Bezos de réaliser ses ambitions, et ce d’autant moins lorsque celles-ci sont gages d’humanité accrue.

Jeff Bezos – (CC) Daniel Oberhaus

Cependant, il faut souligner un double paradoxe dans cette aspiration.

En premier lieu, pourquoi, alors que le mal-être des collaborateurs d’Amazon est dénoncé depuis de nombreuses années, le fondateur du Groupe attend-il son départ de sa direction exécutive pour affirmer que celui-ci doit s’améliorer dans ce domaine ? Se sait-il incapable de se passionner autant pour cet enjeu que pour les multiples révolutions novatrices qu’il a conduites à la tête du Groupe et laisse-t-il donc le soin à son successeur de mener ce projet à bien ? Estime-t-il que la pression politique et sociétale sur Amazon est devenue trop forte pour être ignorée ? Il est en tout cas étonnant, surtout pour un dirigeant aussi déterminé et opiniâtre que Jeff Bezos, de fixer un objectif aussi important à son groupe au moment d’en quitter la tête.

Le second paradoxe de l’ambition de Jeff Bezos tient à ses propres vues du leadership. Il y a sept ans, je commentais sur Superception un cours de culture corporate donné par le patron d’Amazon lors d’une conférence consacrée au secteur des nouvelles technologies.

Il expliquait alors :

Je peux accomplir des choses au sein d’Amazon qu’il serait difficile pour d’autres personnes de faire – uniquement en raison de mon histoire au sein de l’Entreprise. Au fur et à mesure du développement de celle-ci, mon rôle a énormément évolué.

Ma principale mission, aujourd’hui, est de maintenir la culture d’Amazon, une culture d’exigence, d’excellence opérationnelle, d’inventivité, d’acceptation de l’échec et de volonté de mener des expérimentations très ambitieuses. Je suis le contrepoids qui peut dire ‘oui’ alors que l’institution interne dit ‘non’. Mais je ne serai pas toujours là.

Beaucoup des traits qui font l’originalité d’Amazon sont désormais profondément ancrés dans sa culture. En fait, si je voulais changer la culture du Groupe, je ne le pourrais pas. Si je décidais demain qu’Amazon doit lancer moins de projets pionniers pour davantage suivre ses concurrents, j’échouerais. En effet, la culture d’une entreprise se renforce elle-même au fil du temps“.

C’est l’une des réussites les plus extraordinaires de Jeff Bezos d’avoir ancré au sein d’Amazon des valeurs et principes d’action qui lui survivent. Très peu de dirigeants d’entreprise parviennent à créer une culture qui ne soit pas indexée sur leur présence. Mais le succès de Jeff Bezos à cet égard risque aujourd’hui d’aller à l’encontre de son nouvel objectif : l’une des cultures d’entreprise les plus implacables pourra-t-elle se réformer si profondément qu’elle constituera, après le départ du dirigeant qui l’a forgée, le meilleur employeur de la planète ?

Il s’agit du défi le plus considérable qui attend Andy Jassy, le futur directeur général (CEO) d’Amazon : réformer l’une des cultures d’entreprise les plus puissamment enracinées, et ce dans un groupe qui compte pas moins de 1,3 million de collaborateurs.

S’il y parvient, il rendra un hommage indirect à Henry Ford qui affirmait que “les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses Hommes2.

1 Jeff Bezos, qui n’est pas à un paradoxe près, écrit pourtant dans sa lettre aux actionnaires : “Votre président se réjouit-il de l’issue du vote de Bessemer ? Non“.

2 Il convient de noter à ce sujet qu’Amazon est l’entreprise technologique la plus favorablement perçue outre-Atlantique, certainement en raison de son extraordinaire réussite, de ses fantastiques innovations, de formidables aspects de sa culture (que j’ai largement analysée sur Superception) et du service souvent irremplaçable qu’elle fournit à ses clients. Mais son traitement de ses collaborateurs représente une tâche de plus en plus voyante sur un bilan par ailleurs sans égal.

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