22 mai 2013 | Blog, Blog 2013, Management | Par Christophe Lachnitt
Yahoo!, village Potemkine de la planète Internet
En acquérant Tumblr, Marissa Mayer continue d’édifier un village Potemkine afin de camoufler non seulement les faiblesses de Yahoo! mais aussi les siennes.
Les médias et observateurs du monde entier s’extasient depuis avant-hier soir devant l’acquisition par Yahoo! de Tumblr, une plate-forme de blogging simplifiée, pour 1,1 milliard de dollars. Je ne partage pas leur enthousiasme.
Marissa Mayer, ancienne cadre dirigeante de Google, a pris la tête de Yahoo! il y a moins d’un an et y présente un bilan apparemment reluisant : refonte de la page d’accueil de son portail Internet, mise à jour du design de certaines de ses applications mobiles, recrutement de plusieurs dirigeants prometteurs, vente de la moitié de sa participation dans le géant chinois du commerce en ligne Alibaba et augmentation de son cours de Bourse de Yahoo! de plus de 70%. Last but not least, Yahoo! vient de faire son retour (à la 92ème place) dans le classement BrandZ des 100 marques les plus valorisées au monde.
Je considère pour ma part que ce bilan est en trompe-l’œil et que l’acquisition de Tumblr ne fait que confirmer la tendance de Marissa Mayer à pratiquer un management à l’esbroufe.
Je vous laisse juge de mes arguments :
- Marissa Mayer bénéficie d’une extraordinaire aura au sein de l’univers des hautes technologies, aura à laquelle on attribue à tort l’appréciation du cours de Bourse de Yahoo! Bien que le “bonus boursier” résultant de l’image personnelle de Marissa Mayer soit indéniable, la croissance de l’action du Groupe provient avant tout du développement d’Alibaba dont Yahoo! détient toujours 24% du capital. Il s’agit donc surtout d’une croissance par procuration ;
- le constat le plus éclairant sur les capacités de Marissa Mayer, considérée comme un prodige des moteurs de recherche, réside dans le fait que, depuis son arrivée à la tête de Yahoo!, le moteur de recherche de la marque a encore perdu deux points de part de marché (de 13% à 11%, source : comScore) ;
- au lieu de présenter une stratégie innovante pour remettre Yahoo! au premier plan, Marissa Mayer dilapide la trésorerie de l’Entreprise – à laquelle il restera cependant 4,4 milliards de dollars après avoir absorbé Tumblr – pour empiler des acquisitions (une dizaine à ce jour) souvent douteuses. Des acquisitions peuvent servir une stratégie mais elles ne peuvent pas servir de stratégie. Cette dernière méthode semble malheureusement définir l’approche de Marissa Mayer au sein de Yahoo! Or, lorsque des acquisitions tiennent lieu de stratégie, l’Entreprise perd à terme sur tous les tableaux (stratégique, opérationnel, financier et humain) ;
- l’acquisition pour 1,1 milliard de dollars d’une entreprise qui a réalisé 13 millions de dollars de chiffre d’affaires et 12 millions de pertes opérationnelles l’an dernier et dont le trafic décline légèrement depuis novembre (source : Quantcast) – sans que l’on sache si c’est là une tendance passagère ou structurelle – est injustifiable économiquement, et ce même dans le monde Internet. Il ne suffit pas que Tumblr héberge 100 millions de blogs et engrange mensuellement 300 millions de visiteurs uniques et 16 milliards de pages vues. L’un des arguments utilisés depuis avant-hier pour justifier le montant de cette acquisition est qu’il inclut une plus-value liée à David Karp, le fondateur de Tumblr qui va faire profiter Yahoo! de son exceptionnel talent de stratège et d’architecte produits. Certains, comme Marco Arment, premier employé de Tumblr et célèbre développeur de la Silicon Valley, comparent même Karp à Steve Jobs (lire ici). Or la capacité stratégique est précisément la première qualité que Marissa Mayer était censée apporter à Yahoo! et qui avait motivé son recrutement par le champion déchu du web. C’est un étonnant constat d’échec qu’elle doive réaliser une si coûteuse acquisition pour s’en doter ;
- la rentabilisation de Tumblr dépendra de la capacité de Yahoo! à monétiser son trafic. Marissa Mayer et ses équipes devront résoudre deux problèmes à cet égard. En premier lieu, une partie significative des contenus de Tumblr sont de nature érotique/pornographique et ne pourront pas séduire les annonceurs – sans même parler des procès pour violation de propriété intellectuelle que ces contenus pourraient occasionner à Yahoo! qui est bien plus solvable (et donc attaquable) que l’entreprise de David Karp. En second lieu, l’ajout de publicités sur les blogs de Tumblr va à l’encontre de la culture développée au sein de sa loyale communauté. Karp avait d’ailleurs expliqué en son temps que l’idée de mettre des bannières publicitaires sur Tumblr le rendait malade. Il a jusqu’à présent privilégié une approche fondée sur des contenus sponsorisés avec le succès économique que l’on sait. C’est certainement la raison pour laquelle il a accepté l’offre d’un milliard de dollars faite par Yahoo! que Mark Zuckerberg avait refusée en 2006 ;
- la rentabilisation de cette acquisition passera également par la résolution d’une contradiction stratégique majeure entre les attentes de la communauté Tumblr – qui n’a probablement pas envie d’être excessivement polluée par les services de Yahoo! – et la nécessaire intégration de Tumblr au cœur de la plate-forme de personnalisation et de publicité de Yahoo! Or le discours de Marissa Mayer à cet égard a été pour le moins flou avant-hier ;
- Marissa Mayer et le Conseil d’Administration de Yahoo! ont accepté de payer l’acquisition de Tumblr exclusivement en numéraire, ce qui augure mal de la confiance du fondateur et des actionnaires de la start-up dans l’avenir de leur nouvelle maison-mère. Si cette confiance était plus affirmée, une partie au moins de l’acquisition aurait été réglée en actions. Cet accord illustre la faiblesse de Yahoo! et relativise l’attrait réel que représente Marissa Mayer auprès des individus qui doivent exprimer avec leur portefeuille la confiance qu’ils lui accordent. Ainsi la récente acquisition d’Instagram par Facebook, d’un montant comparable, a-t-elle été conclue pour 300 millions de dollars en numéraire et 700 millions en actions.
Si l’on se fonde sur l’exemple de l’acquisition de YouTube par Google, il faudra plusieurs années avant que l’on puisse déterminer si mes arguments sont pertinents. Espérons que je me trompe pour la grande marque qu’est Yahoo!
Au fait, Superception est disponible sur Tumblr (ici) depuis sa création.